Affaire du siècle : même si le tribunal constate que l’Etat n’a pas complètement exécuté sa décision de 2021, il rejette la demande de mesures d’injonction
« L’affaire du siècle », est une action en justice portée par des ONG depuis mars 2019, mettant l’Etat en cause pour inaction climatique, en particulier concernant le non-respect du premier budget carbone (2015-2018) de la SNBC-1. Une première audience s’était tenue en janvier 2021, à la suite de laquelle un premier jugement avait été rendu le 3 février 2021. Le 30 septembre 2021 s’est tenue une deuxième audience suite à laquelle le tribunal avait rendu un deuxième jugement, le 14 octobre 2021, en ordonnant à l’Etat de compenser le dépassement du budget carbone de la SNBC-1 avant fin 2022.
Suite à l’audience du 8 décembre 2023, le tribunal administratif de Paris a rendu un troisième jugement le 22 décembre 2023, rejetant ainsi la demande d’astreinte soumise le 14 juin 2023 par les trois ONG requérantes pour assurer l’exécution du tribunal du 14 octobre 2021.
Dans le présent article, le Citepa revient sur les dernières évolutions de de cette affaire qui, avec celle du Grande-Synthe – lire notre dernier article sur ce sujet, constituent aujourd’hui les deux principaux contentieux climat en France.
Historique de l’Affaire du siècle : rappel des étapes de la procédure
Quatre ONG, Notre Affaire à tous, Greenpeace France, Oxfam France, ainsi que la Fondation pour la Nature et l’Homme (FNH), après une première demande au Gouvernement en décembre 2018 pour accélérer la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) ; et non satisfaits de la première réponse du Gouvernement, avaient lancé une action judiciaire en mars 2019 remettant l’Etat en cause pour inaction climatique. Désormais, les trois premières de ces quatre organisations co-réquerantes poursuivent l’action avec la volonté d’obtenir réparation (Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Oxfam France).
Premier jugement – février 2021
Après deux ans de procédure, l’action judiciaire a d’abord été examinée par le tribunal administratif de Paris le 14 janvier 2021. C’est la première fois que la question de la responsabilité de l’Etat dans la lutte contre le changement climatique était posée au juge.
Le 3 février 2021, le tribunal administratif de Paris a rendu son jugement final et n’a que partiellement repris les demandes des requérants. Il a bien condamné l’Etat à réparer le préjudice moral des associations à hauteur d’un euro symbolique, « compte tenu des carences fautives de l’État à mettre en œuvre des politiques publiques lui permettant d’atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre qu’il s’est fixés ».
Il a rejeté la demande de réparation du préjudice écologique mais il reconnaît ce préjudice (« le préjudice écologique invoqué par les associations requérantes doit être regardé comme établi). Il juge que cette réparation peut être sollicitée devant les juridictions administratives, notamment par des associations de protection de l’environnement.
Néanmoins, pour le juge, le préjudice écologique n’est qu’en partie due à la carence de l’Etat. Ainsi, il considère que « la carence de l’Etat n’a pas contribué directement à l’aggravation du préjudice écologique » pour ce qui est des objectifs d’efficacité énergétique, d’énergies renouvelables, pour l’objectif de +1,5°C, de l’évaluation et du suivi et des mesures d’adaptation. La carence porte sur le non-respect du premier budget carbone de la SNBC-1. Lire notre article complet sur ce premier jugement.
Deuxième jugement – octobre 2021
Lors d’une deuxième audience, le 30 septembre 2021, la rapporteure publique du tribunal administratif de Paris a demandé au tribunal d’enjoindre au Premier ministre de « prendre toutes les mesures utiles » pour réparer le préjudice écologique causé par le non-respect des engagements de réduction des émissions de GES, et ce d’ici le 31 décembre 2022, sans astreinte financière.
Le 14 octobre 2021, les juges ont rendu leur décision en suivant les recommandations de la rapporteure : le Tribunal administratif de Paris a, pour la première fois, enjoint à l’Etat de réparer les conséquences de sa carence en matière de lutte contre le changement climatique. A cette fin, le tribunal a ordonné que le dépassement du plafond des émissions de gaz à effet de serre fixé par le premier budget carbone (2015-2018 – valeurs ajustées en 2018), soit 15 Mt CO2e « et sous réserve d’un ajustement au regard des données estimées du Citepa au 31 janvier 2022 », soit compensé au 31 décembre 2022, au plus tard. Il n’assortissait pas, « à ce stade », cette injonction d’une astreinte. Lire notre article complet sur ce second jugement.
L’ajustement éventuel des données d’émissions mentionné dans le jugement fait référence au fait que les budgets carbone de la SNBC sont exprimés en valeur absolues, et ont été fixés sur la base des émissions historiques de GES telles qu’estimées par le Citepa dans le cadre de l’inventaire national d’émissions de GES. Or, cet inventaire est mis à jour chaque année, et les améliorations méthodologiques peuvent entraîner une réestimation des émissions passées, en particulier pour certains secteurs où l’incertitude est plus forte (agriculture, déchets, forêt…).
D’après la dernière édition disponible de l’inventaire national d’émissions de GES du Citepa, format Secten (éd. juin 2023), les émissions de GES de 2015 à 2018 s’élèvent en moyenne à 453 Mt CO2e/an – contre 440 Mt CO2e/an dans le budget carbone de la SNBC-1, soit, compte tenu des dernières données ajustées, un dépassement de 13 Mt CO2e (3%). Ces données seront mises à jour prochainement par le Citepa.
Quel est le dépassement des émissions de GES constaté pour le budget carbone 2015-2018 ?
Source : Citepa, d’après les données Secten éd. 2023
Le 20 décembre 2022, les associations requérantes ont envoyé le un courrier officiel au Gouvernement considérant que l’Etat n’a pas agi suffisamment depuis le jugement du 14 octobre 2021. Elles comptaient demander, début 2023, une astreinte financière, indiquant qu’elles préciseraient un montant et une méthode de calcul. En septembre 2021, elles suggéraient au tribunal de prononcer une astreinte de 78 millions d’euros par semestre de retard.
Le 14 juin 2023, les trois organisations requérantes ont déposé un nouveau mémoire au tribunal administratif de Paris. Ils soutenaient ainsi que l’État n’avait pas pris toutes les mesures nécessaires pour réparer le préjudice écologique et demandaient donc
- que le tribunal administratif de Paris prononce une injonction, à l’encontre du Premier Ministre et des Ministres compétents, pour que soient prises, dans les plus brefs délais, toutes les mesures sectorielles concrètes utiles permettant de procéder à l’exécution complète du jugement du 14 octobre 2021, de tenir effectivement compte du surplus d’émissions de gaz à effet de serre lié au dépassement du premier budget carbone, d’assurer la réparation du préjudice écologique résultant de ce dépassement et de prévenir, pour l’avenir, sa résurgence ou son aggravation ;
- que cette injonction soit assortie d’une astreinte d’un montant de 1,1 Md€ pour les neuf premiers semestres de retard déjà cumulés, et de 122,5 M€ pour chaque semestre de retard supplémentaire dans l’exécution de la décision à intervenir.
L’objectif de cette démarche était d’obliger le Gouvernement à prendre des mesures structurelles de réduction des émissions de GES (lire notre article).
Le 3 novembre 2023, les trois organisations requérantes ont remis aux juges deux nouveaux rapports visant à démontrer que les baisses d’émissions de GES mises en avant par le Gouvernement sont liées à des facteurs conjoncturels (et non à des facteurs structurels) (lire notre article).
Que retenir du 3e jugement du tribunal administratif de Paris (22 décembre 2023) ?
Par un jugement n°2321828/4-1 du 22 décembre 2023, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande d’astreinte présentée par les trois ONG requérantes (Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Oxfam France) pour assurer l’exécution de son jugement rendu le 14 octobre 2021 (voir encadré ci-dessus). Ce troisième jugement précise que l’Etat n’a pas complètement réparé, à la date du 31 décembre 2022, le préjudice écologique résultant du dépassement du budget carbone pour la période 2015-2018. Ainsi, selon ce nouvel arrêt, « en dépit de la mise en œuvre par l’État de mesures visant à compenser le préjudice reconnu par le tribunal, la réparation de celui-ci ne peut être regardée comme étant complète à la date du 31 décembre 2022, au regard du préjudice restant à réparer, qui s’établit à 3 ou 5 Mt CO2e, selon les chiffres retenus [..] » (cf. point 18 du jugement).
Le tribunal administratif de Paris a toutefois rejeté la demande d’exécution des trois ONG requérantes comportant une mesure d’injonction assortie d’une astreinte (voir encadré ci-dessus), jugeant que cette réparation pourrait être complétée en 2023 en raison du rythme de réduction des émissions de GES constaté en 2023. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de prononcer une mesure d’injonction ou d’astreinte à l’encontre de l’Etat pour assurer la complète exécution du jugement du 14 octobre 2021 : « Au regard du rythme constaté de diminution des émissions de gaz à effet de serre et de la part indicative [plafond indicatif] fixée pour l’année 2023, tous deux mis en perspective avec le quantum du préjudice restant à réparer, il ne résulte pas de l’instruction […] que cette tendance serait susceptible de connaître un infléchissement tel au cours de l’année 2023 que la réparation du préjudice en serait remise en cause […]. Dans ces conditions, à la date du présent jugement, il n’y a pas lieu de prononcer des mesures d’exécution supplémentaires » (cf. point 19 du jugement). En clair, le tribunal juge que le rythme de réduction des émissions de GES constaté en 2023 ne rend pas nécessaire le prononcé d’une mesure d’exécution supplémentaire. Il a donc rejeté la demande d’exécution des trois ONG requérantes.
La réaction des trois ONG requérantes
En réaction à ce troisième jugement du tribunal administratif de Paris, les trois ONG requérantes ont annoncé, le 22 février 2024, qu’elles s’y opposaient et qu’elles allaient donc saisir le Conseil d’Etat (voir encadré ci-dessous) afin de se pourvoir en cassation contre ce jugement.
Le Conseil d’État
Le Conseil d’État est la plus haute juridiction administrative publique française. Il est notamment le juge administratif suprême qui tranche les litiges relatifs aux actes des administrations.
Les trois ONG requérantes justifient cette démarche en soulignant notamment que ce troisième jugement « donnerait un feu vert à une transition subie et non planifiée ». Elles s’inquiètent de cette décision, qui, selon elles, risque de créer une jurisprudence dommageable pour l’avenir de la justice climatique.
Les deux motifs précis de cette saisine sont les suivants :
- d’abord, le juge du tribunal administratif de Paris intègre dans son bilan comptable évaluant la réparation du préjudice écologique les facteurs extérieurs à l’action de l’État. Selon les trois ONG requérantes, le juge reconnaît que la crise du Covid-19, la crise énergétique suite à la guerre en Ukraine et l’hiver 2022 particulièrement doux sont en grande majorité à l’origine de la récente baisse des émissions de GES de la France, et non des mesures structurelles adoptées et mises en œuvre par l’État. Les trois ONG soutiennent que les mesures prises depuis le 2e jugement du 14 octobre 2021 par les autorités françaises ont été de courte durée, et qu’elles ont surtout pesé sur les Français les plus précaires sans avoir généré d’impacts positifs durables et réels sur la trajectoire climatique de la France ;
- ensuite, les trois ONG soutiennent que le calcul du retard climatique de la France opéré par le tribunal administratif ne prend pas en compte le secteur de l’utilisation des terres, du changement d’affectation des terres et de la forêt (UTCATF). En effet, si l’on prend en compte ce secteur, les objectifs de la SNBC-2, d’après les données provisoires du Citepa (pré-estimations pour l’année 2022 publiées le 29 juin 2023 dans notre rapport d’inventaire Secten, édition 2023), ne sont pas respectées. Cela est lié à la diminution importante, ces dernières années, de la capacité des forêts françaises à séquestrer du carbone, principalement en raison des sécheresses à répétition. En effet, sur la période 2019-2022, le puits de carbone en France (secteur UTCATF) a séquestré et stocké 91 Mt CO2e en moins par rapport au budget prévu dans la SNBC-2 sur la même période (source : Citepa, données Secten, édition 2023). [A noter néanmoins que ce déficit dans le secteur UTCATF a été en partie compensé par des réductions plus fortes dans d’autres secteurs que prévu par la SNBC-2, par exemple dans les secteurs du transport, du bâtiment ou de l’énergie. Cette baisse des émissions de GES par rapport aux prévisions est toutefois principalement due aux effets de la crise du Covid-19 sur l’année 2020, source : Citepa].
En savoir plus
Communiqué de l’Affaire du Siècle du 22 décembre 2023
Arrêt du tribunal administratif de Paris du 22 décembre 2023
« « Affaire du siècle » : l’Etat n’a pas complètement réparé le préjudice écologique au 31 décembre 2022 mais il n’est pas nécessaire de prononcer une astreinte à son encontre », blog d’Arnaud Gossement, avocat spécialisé en droit de l’environnement, 22 décembre 2023
Communiqué de l’Affaire du Siècle du 22 février 2024
Communiqué d’Oxfam France du 22 février 2024
Pour les données sur l’absorption du CO2 par les puits de carbone en France, voir notre rapport d’inventaire Secten, édition 2023, chapitre UTCATF (pp.518-532).