Les contentieux liés au climat ont plus que doublé dans le monde entre 2017 et 2022 : un outil clé contre l’inaction des Etats, des collectivités et des entreprises vers la justice climatique
Le 27 juillet 2023, le Programme des Nations Unies (PNUE) a publié son troisième rapport présentant un état des lieux des contentieux liés au climat dans le monde (Global Climate Litigation Report : 2023 Status Review) après le premier en 2017 (cas recensés jusqu’en mars 2017) et le deuxième en 2020 (cas recensés jusqu’en juillet 2020). Le rapport évalue les actions en justice tant en cours que celles ayant déjà abouti à une décision ou un arrêt. Pour une définition du concept de « contentieux climatique » (Climate Litigation en anglais), voir encadré sur la p.3 du rapport).
A noter que cette 3e édition du rapport a été publiée la veille du premier anniversaire de l’adoption par l’Assemblée générale de l’ONU (le 28 juillet 2023 donc) d’une résolution (réf. A/RES/76/300) déclarant l’accès à un environnement propre, sain et durable comme droit humain universel. La résolution, dont le projet initial avait été présenté par le Costa Rica, les Îles Maldives, le Maroc, la Slovénie et la Suisse en juin 2021, a été adopté le 28 juillet 2022.
Méthodologie
Le rapport est basé sur l’analyse des actions en justice portant sur la législation, la réglementation, la politique ou les connaissances scientifiques en matière changement climatique recensées jusqu’au 31 décembre 2022 par un institut américain spécialisé sur le sujet, le Sabin Center for Climate Change Law, au sein de la faculté de droit de l’Université de Colombia (Columbia Law School). Ces informations sont recensées dans deux bases de données, l’une pour les contentieux climatiques aux Etats-Unis et l’autre pour ceux du reste du monde.
Que retenir de la 3e édition ?
Progression des contentieux climatiques dans le monde : évolution de leur nombre et des pays concernés
L’édition 2023 du rapport montre que les contentieux liés au climat sont en progression, tant en ce qui concerne le nombre d’actions en justice intentées, que le nombre de pays concernés. Ainsi, le nombre total des contentieux climatiques a plus que doublé depuis la première édition, passant ainsi de 884 en 2017 à 1 550 en 2020 pour atteindre 2 180 en 2022 (hausse d’un facteur 2,5 entre 2017 et 2022). Ces actions en justice ont été intentées auprès de 65 différentes juridictions (pays) à travers le monde, contre 39 en 2020 et 24 en 2017 via des organes judiciaires nationaux ou infranationaux (au niveau régional ou municipal), ainsi que via des cours ou tribunaux internationaux ou régionaux (dans le sens supranational, tels les organes des Nations Unies, la Cour de justice de l’UE ou la Cour de justice de l’Afrique de l’Est), des tribunaux internationaux de règlement de différends, etc.
Sur les 2 180 contentieux en 2022, les Etats-Unis concentrent la plupart d’entre eux (1 522, soit environ 70%). Cependant, le PNUE constate que depuis son premier rapport en 2017, la représentation géographique des contentieux s’est nettement étendue.
Evolution du nombre de contentieux liés au climat aux Etats-Unis et dans le reste du monde dans les trois éditions du rapport du PNUE (2017-2022)
Source : PNUE, 27 juillet 2023 (p.14).
Nombre total de contentieux climatiques par juridiction (pays)
Source : PNUE, 27 juillet 2023 (p.16).
Outre les Etats-Unis et l’UE dans son ensemble, c’est l’Australie qui concentre le plus grand nombre de contentieux liés au climat (127, soit environ 6% du total en 2022), suivis du Royaume-Uni (79, soit environ 4%). La France est en 7e place, avec 22 (soit 1%).
Les 10 premières juridictions ayant le plus grand nombre de contentieux climatiques (outre les Etats-Unis et l’UE dans son ensemble)
Source : PNUE, 27 juillet 2023 (p.17).
Si les Etats-Unis concentrent toujours la majorité des contentieux liés au climat, leur part est en baisse depuis 2020. Ainsi, après avoir presque doublé entre 2017 (654 contentieux) et 2020 (1 200), leur progression s’est ralentie en 2022 (1 522). En revanche, la part globale des actions en justice intentées en dehors des Etats-Unis est en forte hausse, leur nombre ayant quasiment triplé entre 2017 (230) et 2022 (658).
Répartition régionale des contentieux climatiques
Si les Etats-Unis ne sont pas pris en compte, l’Europe est la région qui concentre le plus grand nombre d’actions en justice (31% du total), suivie de l’Océanie (23%), des cours ou tribunaux internationaux ou supranationaux (19,2%), de l’Amérique du Sud (9,5%), de l’Amérique du Nord (7,9%), de l’Asie (6,6%) et de l’Afrique (2,3%). Actuellement, il n’y a pas de contentieux liés au climat dans la zone des Caraïbes. Le PNUE souligne toutefois que certaines régions restent sous-représentées du fait des lacunes en termes de données et d’informations sur le sujet.
Le rapport montre en outre que si les contentieux climatiques des Etats-Unis ne sont pas pris en compte dans la catégorie « pays du Nord » (« Global North »), la part des actions en justice de cette catégorie s’élève à 63,6% du total alors que celle des contentieux des pays du Sud (Global South, c’est-à-dire les pays en première ligne face aux effets du dérèglement climatique) est de 17,2%.
Répartition des contentieux en fonction de l’hémisphère (pays du Nord versus pays du Sud)
Source : PNUE, 27 juillet 2023 (p.21).
Les différents motifs des contentieux liés au climat
La 3e édition du rapport du PNUE a réparti les contentieux climatiques recensés en six catégories sur la base des motifs des requérants :
- faire valoir les droits humains garantis par le droit international et les constitutions nationales pour obliger la mise en œuvre d’actions climat,
- contester l’application (ou la non-application), par les Etats ou des autorités infranationales, de la législation, de la réglementation ou des politiques climat nationales,
- chercher à faire en sorte que les combustibles fossiles restent dans le sous-sol (la démarche « keep it in the ground» – lire l’encadré dans notre article),
- invoquer la responsabilité des entreprises pour des dommages causés à l’environnement,
- demander la publication de davantage d’informations sur le climat (transparence accrue de leur impact sur le climat) et préconiser la fin de la pratique du greenwashing,
- remédier à la non-mise en œuvre de mesures d’adaptation et aux impacts de l’adaptation.
Conclusions
A mesure que les contentieux liés au climat augmentent en termes de nombre d’actions en justice intentées, de fréquence et de pays concernés, l’arsenal de précédents juridiques bien définis s’accroît à son tour.
L’écart se creuse entre la science et l’ambition (c’est-à-dire le niveau de réduction des émissions de gaz à effet de serre nécessaire pour respecter les objectifs +1,5°C et de +2°C, d’une part, et les objectifs fixés par les Etats et les politiques et mesures de réduction qu’ils mettent en œuvre pour atteindre ces objectifs, d’autre part – lire notre article). Cette situation amènera inévitablement un plus grand nombre de citoyens à recourir aux tribunaux pour se faire entendre et faire valoir leurs droits.
Puisque l’Accord de Paris ne prévoit pas de dispositif de sanctions juridiques à l’encontre des Etats qui ne mettent pas en œuvre leurs contributions nationales (NDC) ou qui ne respectent pas les objectifs de réduction qu’ils se sont fixés (voir p.16 de notre dossier spécial sur la COP-21), de plus en plus, la société civile (les instituts de réflexion, les ONG, les médias, les citoyens en tête) guette, suit de près et évalue en détail les NDC (qui sont en libre accès sur le site de la CCNUCC), les progrès réalisés par les Etats pour atteindre leurs objectifs et demandent des comptes à leurs Gouvernements. La transparence met en jeu la réputation de chaque Etat vis-à-vis des autres Etats (pression des pairs) et vis-à-vis de l’opinion publique (pression de celle-ci). Ainsi, la pratique de montrer du doigt un pays retardataire (« name and shame« ), voire d’en faire l’objet d’une censure internationale, fait de plus en plus office de « sanction » (à défaut de sanctions juridiques) et devrait encourager les pays à respecter leurs engagements. Le nouveau cadre de transparence renforcé, établi par l’article 13 de l’Accord de Paris et qui devient obligatoire pour l’ensemble des Etats au 1er janvier 2025 (voir p.18 de notre dossier de fond sur la COP-24), pourra donc peser fortement sur les futures décisions des Etats.
Etant donné ce contexte de recours accru aux contentieux climatiques, le rapport du PNUE constituera sans doute une ressource importante pour les requérants.
Que dit le Giec à propos des contentieux climatiques ?
Dans le 3e volume de son 6e rapport d’évaluation, le Giec a souligné que dans certains cas, les contentieux climatiques ont eu une influence sur le résultat et l’ambition de la gouvernance climat (cf. résumé pour décideurs [Summary for Policymakers], publié le 4 avril 2022, paragraphe E.3.3 – voir aussi notre dossier de fond).
Le PNUE souligne qu’il est désormais clair que les approches inclusives vis-à-vis des contentieux liés au climat qui portent sur les droits humains des groupes les plus vulnérables peuvent jouer un rôle important pour obliger les Gouvernements et les entreprises à renforcer leur ambition et leur action climat. Le Giec en a fait le constat dans son 6e rapport d’évaluation (voir encadré ci-dessus).
La 3e édition du rapport du PNUE montre comment les voix des groupes vulnérables se font entendre dans le monde entier : 34 actions en justice ont été introduites par et au nom d’enfants et de jeunes de moins de 25 ans, y compris par des filles âgées de sept et neuf ans au Pakistan et en Inde respectivement, tandis qu’en Suisse, les plaignants font valoir l’impact disproportionné du changement climatique sur les femmes âgées.
Enfin, selon la directrice exécutive du PNUE, Inger Andersen, « les citoyens saisissent de plus en plus les tribunaux et les cours pour lutter contre le dérèglement climatique, en demandant des comptes aux Gouvernements et aux entreprises du secteur privé. Les contentieux climatiques sont ainsi en train de devenir un mécanisme clé pour garantir l’action climat et promouvoir la justice climatique » (source : communiqué du PNUE, 27 juillet 2023).
Perspectives
À l’avenir, le rapport prévoit une augmentation du nombre d’actions en justice portant sur les migrations pour cause de dérèglement climatique, des actions portées par les peuples autochtones, les communautés au niveau local et d’autres groupes touchés de manière disproportionnée par le changement climatique, ainsi que des actions portant sur la responsabilité à la suite d’événements météorologiques extrêmes.
Par ailleurs, selon les prévisions du PNUE, il y aura une hausse du nombre d’actions portées en réaction contre les requérants, actions qui visent à démanteler la législation et la réglementation qui encadrent et facilitent l’action climat. En outre, il va devenir difficile d’appliquer la science de l’attribution du climat (voir encadré ci-après).
La science de l’attribution du climat
La science de l’attribution du climat (climate attribution science) est définie par le Giec dans le 1er volume de son 6e rapport d’évaluation, publié le 9 août 2021 : “la science de l’attribution concerne l’identification des causes des changements dans les caractéristiques du système climatique (par exemple, les tendances, les événements extrêmes uniques)“ (source : Giec, vol. 1 du 6e rapport d’évaluation – les bases physiques scientifiques, 2021, chapitre 11, paragraphe 11.2.3. Voir notre synthèse de ce résumé).
Toujours dans le 1er volume de son 6e rapport d’évaluation, le Giec affirme que le changement climatique d’origine humaine affecte déjà de nombreux extrêmes météorologiques et climatiques dans toutes les régions du monde. Les preuves des changements observés dans les évènements extrêmes tels que les vagues de chaleur, les précipitations extrêmes, les sécheresses et les cyclones tropicaux, et notamment de leur attribution à l’influence humaine, se sont accumulées depuis le 5e rapport d’évaluation (2013-2014) (source : Giec, résumé pour décideurs du 1er volume du 6e rapport d’évaluation, 9 août 2021, paragraphe A.3).
Voir aussi encadré p.204 du chapitre 1 du 1er volume du 6e rapport d’évaluation.
La science de l’attribution du climat dans les évènements extrêmes continue d’être un élément central dans les contentieux liés au climat et à mesure que le nombre d’actions en justice intentées augmente, la justice portera une plus grande attention à cette question. Ainsi, les tribunaux vont être de plus en plus sollicités pour traiter de cette question, au fur et à mesure qu’augmentent les actions intentées cherchant à attribuer une responsabilité des acteurs du secteur privé dans le changement climatique et les actions intentées exigeant une action plus forte de la part des gouvernements pour réduire les émissions de GES.
En savoir plus
Communiqué du PNUE
Lire aussi le bilan établi par le Grantham Research Institute on Climate Change and the Environment au sein de la London School of Economics (LSE) : Global trends in climate change litigation : 2023 snapshot, 29 juin 2023. Lire le communiqué, les messages clés, le rapport et la présentation (slides)