Une nouvelle enceinte internationale sur la gouvernance de la géo-ingénierie du climat
Le 17 mai 2022, 16 anciens Présidents, anciens Ministres et hauts représentants d’organisations internationales ont lancé une nouvelle commission internationale indépendante, la Commission mondiale sur la réduction des risques liés au dépassement [de l’objectif de +1,5°C fixé par l’article 2 de l’Accord de Paris] ou, en bref, la Commission mondiale sur le dépassement (en anglais : Global Commission on Governing Risks from Climate Overshoot ou en bref : Climate Overshoot Commission), dont le Président est le Français, Pascal Lamy, ancien Directeur-général de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).
Le dépassement du seuil de +1,5°C
Dans le 3e volume de son 6e rapport d’évaluation (AR6), le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) a alerté sur la probabilité d’un dépassement temporaire (temporary overshoot) de l’objectif de +1,5°C (hausse de la température moyenne mondiale) avec les risques que cela comporte en termes d’impacts négatifs sur l’humanité et l’environnement (lire notre dossier de fond sur le résumé pour décideurs [SPM] du 3e volume de l’AR6). Ainsi, le Giec souligne qu’il est probable que les trajectoires d’émissions mondiales de GES sur la base des contributions nationales (NDC) soumises ou annoncées avant la COP-26 conduisent à un dépassement du seuil de +1,5°C au cours du 21e siècle. Ces trajectoires impliquent un dépassement du réchauffement compris entre +0,15°C-+0,3°C (source : Giec, SPM du vol.3 de l’AR6, paragraphe B.6.4). L’ampleur des risques est fonction de l’ampleur et de la durée du dépassement. Selon le rapport Etat du climat mondial 2021, dont la version définitive a été publiée le 18 mai 2022 par l’Organisation Météorologique Mondiale (OMM), le réchauffement s’élevait déjà à +1,11°C en 2021 par rapport au niveau de référence pré-industriel (1850-1900).
Le 9 mai 2022, l’OMM a annoncé qu’il y a désormais près d’une chance sur deux (probabilité de 48%) pour que la température mondiale annuelle moyenne soit temporairement supérieure de +1,5 °C aux valeurs préindustrielles pendant l’une des cinq prochaines années. Cette probabilité augmentera en outre avec le temps. Ce constat scientifique se fonde sur le bulletin sur les prévisions annuelles à décennales du climat à l’échelle mondiale, établi par le Service météorologique du Royaume-Uni (Met Office) qui est le centre principal de l’OMM pour ce type de prévisions. L’OMM conclut notamment :
- qu’il est prévu qu’entre 2022 et 2026, la température moyenne annuelle de la planète à proximité de la surface sera supérieure chaque année de +1,1 °C à +1,7 °C aux niveaux préindustriels (moyenne des années 1850-1900) ;
- que la probabilité d’un dépassement temporaire du seuil de +1,5°C n’a cessé d’augmenter depuis 2015, année où cette probabilité était proche de zéro. Pour les années comprises entre 2017 et 2021, la probabilité de dépassement était de 10%;
- la probabilité que la moyenne de la température mondiale à proximité de la surface dépasse de +1,5°C les niveaux de l’ère préindustrielle au cours d’au moins une année de la période comprise entre 2022 et 2026 est de 48%, soit près d’une chance sur deux. Il n’y a qu’une faible probabilité (10%) que la moyenne quinquennale dépasse ce seuil. (Lire notre article).
Les membres de la Commission mondiale sur le dépassement
Parmi ses 16 membres figurent : quatre anciens Présidents et Premiers Ministres, six Ministres, deux diplomates internationaux de haut niveau, trois dirigeants d’organisations internationales et une experte en matière de gouvernance mondiale et de développement durable (la Française Laurence Tubiana, ancienne envoyée spéciale de la COP-21 pour la France et co-architecte de l’Accord de Paris) (voir liste complète des 16 membres). A noter que 10 de ces 16 membres proviennent de pays du Sud.
La genèse de la Commission
L’idée d’une telle commission a émergé en 2017, à l’initiative du professeur de droit de l’environnement américain Edward A. Parson. Ce dernier, dans une note d’analyse du centre de réflexion Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale (Centre For International Governance Innovation ou CIGI), avait en effet constaté qu’un dialogue international sur la gouvernance de la géo-ingénierie climatique était nécessaire et urgent – mais que les institutions existantes ne permettaient pas de mettre facilement en place un tel dialogue. Il proposait donc d’établir une commission mondiale sur le sujet. Ensuite, avec 10 autres spécialistes (politiques et scientifiques, provenant à part égale de pays en développement et de pays développés) dans le cadre d’un comité de pilotage[1], la mise en place de cette commission a été discutée plus concrètement jusqu’à sa création officielle en 2022.
Aller au-delà des actions d’atténuation pour anticiper le dépassement de l’objectif +1,5°C
Les membres de la Commission mondiale sur le dépassement justifient sa création en soulignant que la communauté internationale s’est concentrée, à juste titre, sur les actions visant réduire profondément et rapidement les émissions de gaz à effet de serre. Cela doit rester la principale priorité dans la lutte contre le changement climatique. Cependant, ils affirment qu’il est devenu nécessaire d’explorer également d’autres approches pouvant réduire davantage les risques au-delà de ce que la seule réduction des émissions peut permettre, au premier rang desquelles :
- des mesures d’adaptation élargies et accélérées pour réduire la vulnérabilité climatique,
- de l’élimination du CO2 dans l’atmosphère (notamment via la séquestration naturelle des puits de carbone et/ou le captage et stockage du CO2 [CSC]), et
- le refroidissement éventuel de la planète en réfléchissant le rayonnement solaire entrant (technique de géo-ingénierie).
Selon cette nouvelle Commission, ces approches complémentaires doivent être étudiées et évaluées afin que, dans le cadre d’une gouvernance appropriée, juste et équitable, des décisions éclairées puissent être prises quant à leur application potentielle. Or, d’importantes lacunes en matière de gouvernance – surtout en ce qui concerne les actions de géo-ingénierie jouant sur la réflexion du rayonnement solaire – limitent la capacité de la communauté internationale à évaluer systématiquement l’ensemble des réponses permettant de réduire les risques pour les populations et les écosystèmes, d’où la création de la nouvelle Commission mondiale sur le dépassement.
Quelle complémentarité avec le Giec ?
Le Giec, dans ses derniers rapports d’évaluation, évoque clairement ces mesures de géo-ingénierie.
Dans le vol. 3 du 5e rapport d’évaluation (AR5), le Giec évoquait indirectement et avec une très grande précaution l’idée de recourir à diverses techniques de retrait du CO2 de l’atmosphère regroupées sous le terme général de CDR [carbon dioxide removal technology – voir note en bas de page p.10]. Mais ce n’était que dans le glossaire du vol.3 (en annexe I, pp.1254-1255) que le Giec mentionne, dans la définition des CDR, la géo-ingénierie. (lire notre dossier de fond du résumé pour décideurs du vol. 3 de l’AR5).
Dans le vol. 1 de l’AR6, les chapitres 4 et 5 évaluent les réponses du système climatique à différentes méthodes de Modification du Rayonnement Solaire (Solar Radiation Modification ou SRM – pour la définition, voir le glossaire du vol.3, p.43) et de CDR (voir le résumé pour décideurs et notre dossier de fond).
Dans le vol. 2 de l’AR6 (rapport complet), le Giec aborde de front les risques liés à la géo ingénierie solaire (section A5.4 du résumé pour décideurs). Il y rappelle les « grandes incertitudes et lacunes » associées et que « la modification du rayonnement solaire n’empêcherait pas l’augmentation des concentrations de CO2 dans l’atmosphère » (lire notre dossier de fond sur le vol. 2 de l’AR6). Un groupe de travail transversal du 2e groupe de travail du Giec (WGII) était dédié au SRM (voir le rapport complet du vol. 2, chapitre 16) et a fourni un bref résumé des méthodes de SRM, et une analyse des risques, bénéfices, questions éthiques et de gouvernance associés. Dans le résumé technique du vol.2 (TS.C. 13.4, p. 43), le Giec indique que développer de front la gouvernance et la recherche sur les techniques de SRM permettrait de les développer via une participation plus large du public et une plus forte légitimité politique, limitant ainsi les risques associés.
Dans le vol. 3 de l’AR6, le Giec récapitule, dans une section (14.4.5, rapport complet page 2416) son traitement de la question de la gouvernance internationale des solutions de SRM (Modification du Rayonnement Solaire) et d’élimination du CO2 (CDR, Carbon Dioxide Removal, par les puits naturels ou artificiels). Le Giec annonce d’abord qu’il préfère désormais utiliser ces deux termes précis plutôt que le terme de « géo-ingénierie » (geoengineering), terme utilisé dans des rapports précédents du Giec et dans la littérature. Cette section traite de la gouvernance internationale de ces deux volets, même si, en termes d’option d’atténuation, seul le volet CDR (élimination du CO2) est retenu dans ce rapport du Giec (lire notre dossier de fond du résumé pour décideurs du vol. 3 de l’AR6).
La nouvelle Commission mondiale sur le dépassement vient donc apporter une approche complémentaire, en s’inscrivant, à première vue, dans la continuité des conclusions du vol. 2 sur la nécessité d’un développement de la gouvernance associée en particulier aux questions des techniques de SRM.
La mission de la Commission mondiale sur le dépassement
La Commission s’est fixée pour mission :
- d’examiner les risques liés au dépassement du seuil de +1,5°C et le portefeuille des options de réponse pour faire face à ces risques ;
- d’identifier les avantages possibles, les coûts probables, les risques potentiels, les principaux défis en matière de gouvernance et les lacunes actuelles en matière de gouvernance pour chaque option politique complétant la démarche d’accélération de la réduction des émissions (atténuation). Cela comprend l’adaptation renforcée, l’élimination du CO2 et la modification du rayonnement solaire ;
- d’identifier les combinaisons d’options politiques de gouvernance mondiale ayant le plus fort potentiel pour réduire les risques de dépassement du climat ;
- d’examiner le potentiel des cadres juridiques multilatéraux existants pour faciliter une réponse politique intégrée visant à réduire les risques de dépassement, en mettant l’accent sur les lacunes les plus importantes en matière de gouvernance ;
- de s’engager dans des consultations transparentes, y compris avec les parties prenantes, sur les risques climatiques, les options politiques et l’intégration des politiques ;
- d’élaborer un ensemble de recommandations pour une stratégie intégrée visant à réduire les risques liés au changement climatique induit par le dépassement de la température.
Prochaines étapes
S’appuyant sur les évaluations des connaissances scientifiques publiées par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) et notamment les trois volumes de son 6e rapport d’évaluation (voir encadré précédent), la Commission mondial sur le dépassement prévoit d’élaborer une stratégie de gouvernance globale pour réduire les risques posés par un dépassement temporaire, assortie de recommandations. Ces recommandations devront être efficaces, éthiques, intégrées, fondées sur la science, et durables.
Elle a programmé six réunions sur 2022-2023 (juin, septembre, novembre 2022 et février, mai et juillet 2023) et compte publier son rapport final en août 2023, soit en amont de la 28e Conférence des Nations Unies sur le Climat (COP-28), qui aura lieu aux Emirats Arabes Unis du 6 au 18 novembre 2023. Même si ce rapport ne revêtira pas de caractère juridique, ses recommandations devraient servir de point de référence pour éclairer et orienter les futures discussions mondiales sur une action globale visant à réduire les risques climatiques.
En savoir plus
Communiqué de la nouvelle Commission
Site de la Commission (avec page en français)
Centre for International Governance Innovation (CIGI) (2017). “Starting the dialogue on climate engineering A world Commission, Edward A. Parson”, Policy Brief Fixing Climate Governance Series n°8 (note d’analyse), août 2017.
[1] Parmi les 10 autres spécialistes, figuraient Yasmine Fouad, Ministre de l’Environnement de l’Egypte (hôte de la COP-27), Hilda Heine, ancienne Présidente des Îles Marshall, Youba Sokona, vice-Président du Giec, Laurence Tubiana (ancienne envoyée spéciale de la COP-21 pour la France, co-architecte de l’Accord de Paris et aujourd’hui Directrice-générale de la Fondation européenne pour le climat) et Janos Pasztor (Directeur de la Carnegie Climate Governance (C2G) Initiative).