Taxonomie verte : comment la Commission a fini par inclure le nucléaire et le gaz naturel dans sa proposition, désormais entre les mains des Etats membres
Le sujet a fait l’objet de désaccords entre Etats membres, et de nombreux débats dans l’enceinte politique et la société civile. Après la décision de créer une « taxonomie verte », système de classification des activités durables, en 2018, c’est le 2 février 2022 qu’a été publiée la proposition finale d’une liste d’activités éligibles, incluant le gaz naturel et le nucléaire comme activités de transition, en dépit des avis négatifs des groupes d’experts mandatés par la Commission. Cette proposition reste désormais à être adoptée – ou non – par les Etats membres. Retour sur les étapes qui ont mené à cette décision.
2018 : le principe d’une taxonomie verte est proposée
S’appuyant sur le rapport final du groupe d’experts de haut niveau sur la finance durable, publié le 31 janvier 2018, la Commission a proposé le 8 mars 2018 un plan d’actions sur la finance durable, assortie d’une feuille de route. Celle-ci prévoit notamment la définition d’une langue commune de la finance durable, à savoir une taxonomie européenne de la durabilité, qui instituerait un système de classification des activités durables sur les plans climatique, environnemental et social. Afin d’éclairer ces travaux, la Commission européenne a créé un groupe d’experts techniques sur la finance durable (Technical Expert Group (TEG) on sustainable finance) créé en juillet 2018. Le 24 mai 2018, la Commission européenne a présenté un paquet législatif sur la finance durable incluant une proposition de règlement établissant une taxonomie européenne (lire notre brève). Cette proposition ne présente pas de liste d’activités ou d’énergies (comme le gaz ou le nucléaire) mais fixe des critères pour établir une telle liste :
- contribuer significativement à un des objectifs de durabilité préétablis,
- absence de préjudice (« do not harm») pour les autres objectifs ;
- respect des droits fondamentaux).
Mars 2020 : le groupe d’experts techniques exclut le nucléaire et le gaz de la taxonomie
Dès décembre 2018, le groupe d’experts techniques (TEG) avait publié un rapport préalable qui contenait une liste d’activités éligibles à un des objectifs de durabilité du premier critère, à savoir l’atténuation du changement climatique. Ni le nucléaire ni le gaz naturel comme énergie de transition n’y figuraient. Ce rapport préalable était accompagné d’un appel à contributions et à commentaires.
Le 9 mars 2020, le TEG a publié son rapport final sur la taxonomie de l’UE. Le rapport est complété par une annexe technique contenant : des critères d’évaluation technique mis à jour pour 70 activités d’atténuation du changement climatique et 68 activités d’adaptation au changement climatique, y compris des critères pour ne pas nuire significativement aux autres objectifs environnementaux ; ainsi qu’une section méthodologie mise à jour pour soutenir les recommandations sur les critères de sélection technique. Le TEG excluait le gaz naturel et le nucléaire des activités éligibles à cette taxonomie verte, en mettant en avant les raisons suivantes :
- gaz naturel: « le TEG a adopté une approche technologiquement neutre qui peut garantir une décarbonisation rapide dans le secteur de l’électricité. Le respect d’un seuil d’intensité de baisse des émissions est techniquement réalisable pour pratiquement toutes les technologies de production d’énergie. Cependant, cela implique que la combustion de combustibles fossiles sans technique de réduction, à savoir le charbon et le gaz naturel, ne sera pas éligible en vertu de la taxonomie»
- nucléaire: « il n’a pas été possible pour TEG, de conclure que la chaîne de valeur de l’énergie nucléaire ne causait pas de dommages significatifs à d’autres objectifs environnementaux sur les échelles de temps en question. Le TEG n’a donc pas recommandé l’inclusion de l’énergie nucléaire dans la taxonomie à ce stade. En outre, le TEG recommande que des travaux techniques plus approfondis soient entrepris sur ces aspects d’absence de préjudices environnementaux » (p. 209).
Néanmoins, le rapport fait mention de nombreux retours de parties prenantes sur l’inclusion ou l’exclusion de ces deux activités. Le mandat du TEG s’est arrêté au 30 septembre 2020.
2020 : adoption du règlement instituant le cadre de la taxonomie
La proposition de règlement de 2018 a abouti en 2020 au règlement (UE) 2020/852 dit « taxonomie » (ou parfois taxinomie) sur l’établissement d’un cadre visant à favoriser les investissements durables, adopté par le Parlement européen et le Conseil le 18 juin 2020 et entré en vigueur le 12 juillet 2020. Ce règlement « taxonomie » établit ainsi un système de classification unique qui vise à distinguer de façon transparence les investissements “verts” des autres investissements. Comme la proposition initiale, le règlement final ne présente pas de liste d’activités ou d’énergies (comme le gaz ou le nucléaire) mais fixe des critères pour établir une telle liste. Le règlement représente un cadre permettant le développement progressif de cette liste, qui sera alors la taxonomie elle-même.
Avril 2021 : proposition d’une première liste, mettant de côté le cas du gaz naturel et du nucléaire
Une proposition d’acte délégué* sur le volet climat de la taxonomie a été adoptée par la Commission le 21 avril 2021. Il visait à clarifier les secteurs d’investissement qui sont considérés comme durables du point de vue du climat (atténuation mais aussi adaptation), sur la base de critères fondées sur les recommandations du TEG. Le 4 juin 2021, cet acte délégué a été adopté. L’inclusion du gaz naturel comme solution temporaire de transition et l’inclusion du nucléaire ont fait l’objet de nombreux débats. Comme la Commission l’indique sur sa page de questions-réponses à ce sujet, ces sujets ne sont pas tranchés dans cet acte délégué. Sur l’inclusion ou non du nucléaire, un rapport supplémentaire du JRC était en cours de revue par des comités d’experts indépendants. Le TEG avait en effet souhaité qu’un rapport d’expert se penche sur la question. La question du gaz naturel sera traitée par un acte délégué complémentaire, initialement attendu pour 2021. Voir la communication de la Commission sur l’acte délégué et ses annexes.
Octobre-décembre 2021 : l’arbitrage sur le gaz naturel et le nucléaire est repoussé
Les Chefs d’Etats et de Gouvernement de l’UE avaient demandé à la Commission, à l’occasion du Conseil européen des 21 et 22 octobre 2021, de publier une proposition de liste des activités considérées comme verte au sens du règlement taxonomie, sous forme d’acte délégué*. La Présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, avait alors indiqué que cette proposition serait faite d’ici le Conseil suivant du 16 décembre 2021.
Cependant, le sujet fait l’objet de tensions politiques, et notamment entre l’Allemagne, qui a décidé de sortir du nucléaire – et où le gaz naturel est utilisé comme énergie de transition ; et la France, où le mix électrique est fortement porté par le nucléaire et où le Président a présenté un plan d’investissement (France 2030 –lire notre article) renforçant ce secteur. L’arbitrage de la Commission a ainsi été repoussé pour fin décembre 2021.
Mise en consultation d’un projet de liste d’activités éligibles le 31 décembre 2021 et fuite du document
Le 31 décembre 2021, la Commission a finalement soumis une proposition d’acte délégué* complémentaire fixant la liste des activités de la taxonomie. Il s’agit finalement non pas seulement d’une liste d’activités « vertes », mais aussi d’une liste d’activités dite « de transition ». C’est dans cette seconde liste que figurent le nucléaire et le gaz vert.
La Commission a soumis cette proposition d’acte délégué aux Etats membres et au groupe d’expert de la Plateforme sur la Finance Durable (Platform on Sustainable Finance) et en particulier de son groupe de travail technique, remplaçant le TEG dont le mandat s’était terminé en septembre 2020. La plateforme avait initialement jusqu’au 12 janvier pour rendre son avis sur cette taxonomie. Ce projet a fait l’objet d’une fuite dans les médias.
21 janvier 2022 : réponse de la Plateforme en défaveur de l’inclusion du gaz et du nucléaire
La date limite pour la Plateforme a finalement été repoussé au 21 janvier 2022. C’est donc à cette date qu’elle a rendu son rapport en réponse à la proposition de taxonomie de la Commission du 31 décembre 2021. Dans son rapport, la Plateforme indique qu’un consensus n’a pas pu être atteint sur tous les sujets dans le temps imparti. Elle propose une taxonomie étendue qui, au lieu de lister uniquement les activités dites « vertes » et « de transition », liste aussi une catégorie intermédiaire dite « orange » (« amber ») et une catégorie « non durable » pour cibler les activités nécessitant une transition urgente.
La plateforme se prononce surtout en défaveur des options proposées la Commission sur l’inclusion du gaz et du nucléaire, ces activités « ne sont pas conformes avec le règlement Taxonomie », la plupart des membres de la Plateforme indiquant leur doute que ces critères fonctionnent en pratique et leur inquiétude quant aux impacts environnementaux de ces activités. Les experts mettent en avant que les critères mis en avant par la Commission pour l’inclusion du gaz naturel et du nucléaire comme activités de transition diffèrent fondamentalement des critères prévus par le règlement taxonomie, en particulier au titre des article 10.2 (« activité économique pour laquelle il n’existe pas de solution de remplacement sobre en carbone réalisable sur le plan technologique et économique est considérée comme apportant une contribution substantielle à l’atténuation du changement climatique ») et 19 (« exigences applicables aux critères d’examen technique »). Ils mettent aussi en avant le manque de distinction claire entre ces activités et les autres activités de la taxonomie.
Sur le gaz en particulier, la plateforme considère que toute nouvelle centrale au gaz naturel débuterait avec un niveau supérieur au critère de non-préjudice environnemental significatif (do no significant harm), et ne pourrait pas remplir le critère de contribuer significativement à l’atténuation du changement climatique (grâce à des émissions en cycle de vie inférieures à 100g CO2e/kWh) pendant au moins 20 ans.
Sur le nucléaire en particulier, la plateforme conclut que cette activité ne permet pas d’assurer le critère de non-préjudice environnemental significatif pour ce qui est de l’usage durable de l’eau et sa protection, la transition vers une économie circulaire, la prévention de pollution, la protection des écosystèmes. Elle considère que « la construction de nouvelles centrales nucléaires ne permet pas une contribution substantielle à l’objectif de neutralité climatique en 2050, et demanderait des changements substantiels pour y parvenir ». Le rapport met notamment en avant le risque qu’en raison de délai de mise en service de nouvelles centrales nucléaires, celles-ci ne soient pas disponibles au moment nécessaire à la transition et deviennent opérationnelles trop tard, prolongeant ainsi le temps de service des centrales fossiles (p.14).
En outre, le 27 janvier 2022, dans une lettre ouverte à Ursula von der Leyen, cinq anciens Premiers Ministres japonais appellent l’UE de à ne pas inclure le nucléaire dans la taxonomie verte, mettant en avant les risques de cette activité et rappelant les accidents de Three Mile Island (Etats-Unis, 1979), de Tchernobyl (URSS, Ukraine actuelle, 1986) et de Fukushima (Japon, 2011).
2 février 2022 : la Commission publie sa proposition finale, conservant l’inclusion du gaz et du nucléaire
Malgré cet avis négatif de la Plateforme sur le projet de proposition, la Commission a publié sa proposition finale d’acte délégué complémentaire en maintenant l’inclusion du nucléaire et du gaz naturel, assortie d’annexe (annexe 1 sur le gaz naturel, annexe 2 sur le nucléaire, annexe 3 sur les modèles de communication des informations par les entreprises concernées). La Commission souligne que la priorité est d’abord de sortir des énergies fossiles les plus émettrices tel que le charbon, qui représente encore 15% de la production d’électricité dans l’UE, comme l’a rappelé la Commissaire européenne aux Services financiers. Voir aussi la communication de la Commission.
La proposition finale précise des limites et critères spécifiques pour ces activités de transition, et notamment des « périodes d’élimination progressive clairement définies ». La conformité à ces critères devra être vérifiée par des auditeurs externes.
- Critères pour le gaz: une nouvelle centrale à gaz est considérée dans la taxonomie verte que si elle remplace une centrale à charbon existante, et ne peut être construite qu’avant le 31 décembre 2030. Elle doit également être conçue de manière à pouvoir fonctionner à 100 % avec des combustibles renouvelables ou à faible teneur en carbone d’ici au 31 décembre 2035, et contribuer à « une réduction des émissions d’au moins 55 % » au cours de leur durée de vie. Leurs émissions directes ne doivent pas dépasser 270 g CO2e/kWh, ni dépasser 550 kg CO2e/kW en moyenne sur 20 ans. L’exigence de taux de mélange de gaz décarbonés (30 % d’ici 2026 et de 55 % d’ici 2030) ont été abandonnés, répondant ainsi à la demande de l’Allemagne.
- Critères pour le nucléaire: une nouvelle centrale nucléaire est considérée dans la taxonomie verte que si elle a obtenu son permis de construire avant 2045 et qu’elle présente des plans détaillés pour disposer d’ici 2050 d’une installation d’élimination des déchets hautement radioactifs (engagements à prendre par les gouvernements nationaux). Le changement de critère par rapport au projet de texte du 31 décembre 2021 concerne le critère suivant : un combustible nucléaire « tolérant aux accidents » (Accident Tolerant Fuel ou ATF), encore au stade de recherche et de tests, doit être « disponible » (et non utilisé) dès 2025. Le groupe de pression européen du nucléaire Foratom a indiqué dans un communiqué que tenir ce délai ne serait pas possible selon lui.
Prochaine étape : l’examen par les Etats membres
La proposition de taxonomie concernant le nucléaire et le gaz va maintenant être soumise au Parlement européen ainsi qu’aux États membres de l’UE, qui disposeront de quatre mois pour l’examiner. Ils ne peuvent pas apporter de modifications à la proposition et peuvent seulement décider de l’accepter ou de la rejeter (avec un veto majoritaire). Un délai supplémentaire de deux mois pourrait néanmoins être demandé.
Si la divergence de vues sur la question entre la France et l’Allemagne est bien connue, il faut aussi souligner qu’elle divise aussi d’autres Etats membres. Ainsi, l’Autriche et le Luxembourg, ont menacé de poursuivre la Commission en justice pour avoir ajouté le nucléaire et le gaz à la taxonomie des investissements durables.
* Qu’est-ce qu’un acte délégué ? La Commission prépare et adopte des actes délégués après consultation de groupes d’experts composés de représentants de chaque État membre, qui se réunissent de façon régulière ou occasionnelle. Une fois que la Commission a adopté l’acte, le Parlement et le Conseil de l’UE (les Ministres) disposent en général de deux mois pour formuler d’éventuelles objections. S’ils n’ont pas d’objections, l’acte délégué entre en vigueur.