Neutralité carbone 2050 : les grands enseignements de RTE sur l’évolution du mix électrique français
Le 25 octobre 2021, RTE [Réseau de transport d’électricité, gestionnaire du réseau public de transport d’électricité haute tension en France métropolitaine] a publié les premiers résultats de son étude prospective « Futurs Energétiques 2050 » sur l’évolution du système électrique visant à étudier les chemins possibles pour atteindre la neutralité carbone.
Contexte
Cette étude de grande ampleur, lancée mi-2019, a été réalisée dans le cadre des missions légales de RTE et en réponse à une saisine du Gouvernement. Sa phase I, dédiée au cadrage des objectifs, des méthodes et des hypothèses et ayant fait l’objet d’une large consultation publique (40 réunions avec 120 organisations, 4 000 réponses publiques), s’est achevée au premier trimestre 2021 (voir le rapport préliminaire du 8 juin 2021). Sa phase II s’achèvera début 2022 au moment de la parution des résultats complets de l’étude.
Méthode
Il s’agit d’une modélisation du fonctionnement du système électrique à l’échelle européenne, qui simule, au pas de temps horaire, une période de 30 ans, et ce pour plusieurs scénarios : six scénarios de production et troid scénarios de consommation (avec des variantes) ; intégrant pour chaque heure simulée 200 simulations de l’évolution de la météo d’après les scénarios du Giec.
Les scénarios de production et de consommation électriques, qui ont été affinés via l’étape de consultation, permettent tous d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050, et garantissent tous la sécurité d’approvisionnement. Les scénarios ont des similarités : diminution de la consommation finale d’énergie, augmentation de la part d’électricité dans le mix énergétique, croissance des énergies renouvelables (EnR – j’ai inversé car l’acronyme venait ici avant) dans la production d’électricité. Ces scénarios diffèrent principalement sur la place du nucléaire et sur la proportion des EnR dans le mix électrique final.
L’étude traite à la fois des volets techniques (analyse du mix énergétique français, projections sur la base des scénarios RCP (Representative Concentration Pathways) du Giec, stress-tests climatiques), économiques (analyse des coûts, analyse de sensibilité des scénarios aux différents paramètres économétriques, scénarios de relocalisation et réindustrialisation…), environnementaux (calcul de l’empreinte carbone, intégration du cycle de vie des matériels, bilans matières, occupation des sols, déchets, polluants) et sociétaux (implication des scénarios sur les modes de vie, consommation d’électricité, niveaux de sobriété, télétravail et mobilité, etc., RTE indiquant sur ce dernier volet qu’il « ne se prononce pas sur la désirabilité de ces scénarios »).
Les grands scénarios possibles pour atteindre la neutralité carbone en 2050
Scénarios de production électrique
RTE a défini deux grandes familles de scénarios :
– les scénarios « M », pour lesquels la France n’investit pas dans de nouveaux réacteurs nucléaires, sort du nucléaire en 2050 ou 2060 et développe différentes options d’énergies renouvelables (EnR) selon les scénarios :
- Scénario M0 : 100% EnR atteint en 2050 (développement accéléré au maximum du photovoltaïque, de l’éolien et des énergies marines) avec sortie du nucléaire en 2050 ;
- Scénario M1 : 100% EnR atteint en 2060, avec une répartition diffuse des EnR sur le territoire, en grande partie via le photovoltaïque, avec une forte mobilisation des collectivités et acteurs locaux ;
- Scénario M23 : 100% EnR atteint en 2060 (développement de tous les types d’EnR de façon plus homogène) avec notamment de grands parcs éoliens sur terre et en mer, et une logique d’optimisation du rendement des EnR selon les régions.
– les scénarios « N », à l’inverse, pour lesquels des investissements sont réalisés pour construire de nouveaux réacteurs nucléaires. Ces scénarios « N » varient entre eux selon le rythme de construction et selon le rythme de fermeture des anciens réacteurs.
- Scénario N1 : construction de deux réacteurs EPR (réacteur pressurisé européen) tous les cinq ans, à partir de 2035, sur des sites existants, et développement des EnR à un rythme soutenu pour compenser le déclassement des réacteurs de 2e génération ;
- Scénario N2 : création de deux réacteurs EPR tous les trois ans, à partir de 2035, et développement des EnR accru mais moins rapide que dans le scénario N1 (et que dans tous les scénarios M) ;
- Scénario N03 : exploitation du parc existant le plus longtemps possible avec, en parallèle, le développement de nouveaux réacteurs EPR, mais aussi de petite taille (SMR – voir notre brève), afin d’atteindre, en 2050, 50 GW de nucléaire et un mix de production reposant à parts égales entre nucléaire et EnR.
RTE note que les scénarios N1, mais surtout N2 et N03 ne sont atteignables qu’en cas de décision très rapide de relance du nouveau nucléaire : compte tenu des contraintes temporelles (durée de fabrication de centrales, arrivée en fin de vie de centrales existantes, etc.), les objectifs pour 2050 impliquent des prises de décisions dès aujourd’hui.
Scénarios alternatifs non retenus
Par ailleurs, RTE a apporté des précisions sur les possibles scénarios alternatifs imaginables, notamment pour répondre aux questions soulevées lors des consultations publiques :
- moratoire sur les EnR : d’après RTE, ce scénario rend impossible la réindustrialisation et le respect des trajectoires climatiques à compter de la décennie 2030 : il n’est pas retenu dans l’étude ;
- sortie rapide du nucléaire : d’après RTE, ce scénario conduit « soit à accepter des pénuries, soit à renoncer au respect de la trajectoire climatique de la France». En effet, il faudrait compenser un déficit de production a minima de 180 TWh, ce qui n’est pas possible sur les 10 ou 15 prochaines années, à moins de recourir à du rationnement ; ou recourir aux centrales à gaz et charbon. Ce scénario n’est donc pas retenu ;
- maintien de l’équilibre actuel : d’après RTE, « une stratégie de maintien durable de l’équilibre atteint par le système français entre les années 1990 et aujourd’hui aurait dû être décidée il y a une vingtaine d’années pour avoir des chances de fonctionner». Ce scénario n’est donc pas retenu non plus.
Variantes de consommation et analyses de sensibilité.
A partir de chaque scénario de production, RTE a aussi pris en compte deux grands scénarios de consommation : un scénario « sobriété » et un scénario « réindustrialisation profonde ». Par ailleurs, des analyses de sensibilité ont été réalisées en faisant varier les niveaux d’électrification de l’économie, l’efficacité énergétique ou encore la consommation d’hydrogène.
Enseignements principaux
RTE met en avant 18 enseignements principaux de l’étude :
Sur la consommation
1) maîtriser la consommation d’énergie est essentiel. La SNBC repose déjà sur l’efficacité énergétique mais l’atteinte des objectifs climatiques suppose de la renforcer : la sobriété permettrait de réduire encore la consommation d’énergie mais cela « constitue un projet de société en tant que tel ».
2) la consommation d’électricité va augmenter. En effet, même si la consommation globale d’énergie devrait baisser, et même si la consommation d’électricité est actuellement stable depuis 2010, les orientations actuelles de la politique climat de la France (SNBC, développement de l’hydrogène, etc.), qui entraînent une substitution d’une part des énergies fossiles par l’électricité (transports, chauffage…), se traduisent par une croissance projetée de 1% de la consommation d’électricité en moyenne par an, ce qui reste modéré par rapport à de nombreux scénarios européens d’atteinte de la neutralité carbone, en raison de l’importance du levier de l’efficacité énergétique dans la SNBC. Toutes les variantes et scénarios de RTE concluent à cette hausse de la consommation électrique, allant de 15% (variante sobriété) à 60% (variantes réindustrialisation ou hydrogène +).
3) accélérer la réindustrialisation du pays, en électrifiant les procédés, augmenterait certes la consommation d’électricité (+ 60% en 30 ans contre 35% dans la situation de référence) mais réduirait l’empreinte carbone de la France, qui a aujourd’hui un solde commercial nettement importateur, grâce au recours à une électricité plus décarbonée et des ambitions plus fortes que celles des pays dont les biens manufacturés sont importés. La demande d’électricité croissante pourrait être, dans les prochaines années, compensée par le fait que le solde des échanges d’électricité de la France serait largement exportateur.
Sur la transformation du mix électrique
4) atteindre la neutralité carbone est impossible sans un développement soutenu des EnR – un scénario de moratoire sur le développement des EnR étant impossible (voir plus haut) ;
5) se passer de nouveaux réacteurs nucléaires implique un rythme de développement des EnR extrêmement rapide (plus rapide que dans les pays européens les plus dynamiques), donc un défi industriel majeur. De nombreuses stratégies mondiales d’atteinte de la neutralité carbone n’envisagent pas une production d’électricité « 100% renouvelable » ;
Sur l’économie
6) construire de nouveaux réacteurs nucléaires est pertinent du point de vue économique, a fortiori quand cela permet de conserver un parc total (existant et nouveau) d’une quarantaine de GW en 2050 ;
7) les EnR électriques sont désormais compétitives, d’autant plus pour les grands parcs solaires et éoliens à terre et en mer dont les coûts peuvent désormais être égaux voire inférieurs à ceux de nouvelles centrales thermiques et nucléaires ;
8) pour garantir la sécurité d’approvisionnement, il y a un intérêt économique à accroître le pilotage de la consommation, à développer des interconnexions et du stockage hydraulique, ainsi qu’à installer des batteries pour accompagner le solaire. Dans des scénarios avec une relance minimale du nucléaire ou tendant vers 100% de renouvelables, le besoin de construire de nouvelles centrales thermiques assises sur des stocks de gaz décarbonés (dont l’hydrogène) est très important et coûteux ;
9) dans tous les scénarios, les réseaux électriques doivent être rapidement redimensionnés pour rendre possible la transition énergétique ;
Sur la technologie
10) créer un « système hydrogène bas-carbone » permet de décarboner certains secteurs difficiles à électrifier (dont le transport routier de longue distance), et devient nécessaire dans les scénarios à très fort développement en renouvelables pour stocker l’énergie (qui serait ainsi disponible lors des variations de production du renouvelable). Toutefois, les infrastructures nécessaires aux transport et stockage de l’hydrogène ne sont pas disponibles à l’heure actuelle ;
11) les scénarios à très hautes parts d’EnR, ou celui nécessitant la prolongation des réacteurs nucléaires existants au-delà de 60 ans, impliquent des paris technologiques lourds pour être au rendez-vous de la neutralité carbone en 2050 ;
12) la transformation du système électrique doit intégrer dès à présent les conséquences probables du changement climatique, notamment sur les ressources en eau, les vagues de chaleur ou les régimes de vent ;
Sur l’espace et l’environnement
13) le développement des EnR soulève des enjeux paysagers et d’artificialisation des sols, mais doit se poursuivre dans chaque territoire en s’attachant à la préservation du cadre de vie afin de contribuer à l’objectif de « zéro artificialisation nette » (en favorisant certaines actions comme la réutilisation de friches délaissées) ;
14) même en intégrant le bilan carbone complet des infrastructures sur l’ensemble de leur cycle de vie (relativement faible comparativement à l’usage d’énergies fossiles), l’électricité en France restera très largement décarbonée et contribuera fortement à l’atteinte de la neutralité carbone en se substituant aux énergies fossiles ;
15) l’économie de la transition énergétique peut générer des tensions sur l’approvisionnement en ressources minérales, particulièrement pour certains métaux, comme par exemple le cuivre, le lithium ou le cobalt. A l’inverse, les réserves d’uranium naturel semblent être suffisantes, même dans le cas d’une relance du nucléaire ;
Généraux
16) pour 2050, le système électrique de la neutralité carbone peut être atteint à un coût maîtrisable pour la France, notamment grâce à des coûts opérationnels relativement faibles et indépendants du cours des énergies fossiles ;
17) pour être compatible avec un nouvel objectif de réduction des émissions de GES de -55% en 2030, il est nécessaire de développer les énergies renouvelables matures le plus rapidement possible et de prolonger les réacteurs nucléaires existants ;
18) quel que soit le scénario choisi, il y a urgence à se mobiliser.
Coûts
Le coût complet du système électrique devrait augmenter d’ici 2050, passant de 45 Md€/an actuellement à un coût estimé à terme entre 60 et 80 Md€/an selon les scénarios. Cette hausse est liée aux investissements nécessaires pour renouveler le parc de production (prolongement de réacteurs nucléaires et nouveaux réacteurs, électrification du mix énergétique, parcs photovoltaïques et éoliens) mais aussi à d’autres coûts (hydrogène et biométhane, batteries, réseaux). Sur les seuls investissements, RTE estime un besoin de 20 à 25 Md€/an en moyenne sur la période 2020-2060 (contre environ 13 Md€/an pour les années 2010). Le scénario N03 présente les coûts les moins élevés, et les scénarios tendant vers 100% de renouvelables sont les plus coûteux.
Que retenir ?
Ce travail d’ampleur contribue grandement aux réflexions sur les enjeux énergétiques et climatiques en France. La politique énergétique de la France, dont les objectifs sont fixés dans les articles L.100-1 à L.100-4 du code de l’énergie, dépend des orientations des grands textes de programmation climat & énergie (PPE, SNBC…) qui commencent à être mis à jour – ce travail de scénarisation permet d’éclairer ces discussions. L’objectif de réduction de la part du nucléaire dans la production d’électricité (réduire la part du nucléaire dans la production d’électricité à 50 % à l’horizon 2035, article L. 100-4, la loi n°2019-1147 du 8 novembre 2019 relative à l’énergie et au climat (dite loi énergie-climat, lire notre article) ayant repoussé cette échéance initialement prévue en 2025) n’est pas modifié.
Il faut garder à l’esprit qu’il ne traite que du volet électrique et non énergétique dans son ensemble. En France, la production d’électricité représente 4,6% des émissions de CO2e en 2019 – alors que les combustibles fossiles en représentent 66% (source : Citepa, Secten éd. 2021).
Prochaines étapes
Premier trimestre 2022 : en complément des principaux résultats, des analyses approfondies sont prévues au premier trimestre 2022. Elles permettront d’approfondir certains éléments, notamment les croisements entre scénarios de consommation et de production, et de restituer toutes les variantes et analyses de sensibilité.
En savoir plus
Page consacrée au rapport | Chapitre 5 dédié aux scénarios
Synthèse des principaux résultats | Résumé exécutif
Analyse d’A. Gossement, avocat spécialiste en environnement