« Affaire du siècle » : deux mois de suspens avant de se prononcer sur la demande de mesures supplémentaires
Quatre ONG, Notre Affaire à tous, la Fondation Nicolas Hulot (FNH), Greenpeace et Oxfam, après une première demande au Gouvernement en décembre 2018 pour accélérer la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) ; et non satisfaits de la première réponse du Gouvernement, avaient lancé une action judiciaire en mars 2019 remettant l’Etat en cause pour inaction climatique, via une requête déposée devant le tribunal administratif de Paris et officialisant le passage au stade de contentieux. Une pétition publique en ce sens a recueilli à ce jour plus de 2,3 millions de signatures.
Les contentieux climat se multiplient
Dans le monde, les contentieux climat à l’encontre des Gouvernements se multiplient. D’après un bilan du Grantham Institute publié en juillet 2019, 1 300 cas étaient recensés dans le monde, dont six en France. Citons par exemple, l’affaire portée aux Pays-Bas par l’association Urgenda, dont le jugement de première instance avait été rendu en 2015, mais le 20 décembre 2019, la Cour suprême des Pays-Bas, a rejeté l’appel de l’Etat et a confirmé son obligation de réduire de manière urgente et significative les émissions de GES.
Hasard du calendrier, le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) a publié, l 26 janvier 2021, un état des lieux en 2020 des contentieux climat dans le monde (Global Climate Litigation Report: 2020 Status Review). Le rapport analyse à la fois l’état d’avancement de ces contentieux et les tendances actuelles en matière de contentieux. Il pointe une augmentation rapide des contentieux climat à travers le monde, chiffres à l’appui. Ainsi, en 2017, un total de 884 contentieux étaient en cours dans 24 pays. Au 1er juillet 2020, le nombre de contentieux a presque doublé : 1 550 contentieux climat en cours dans 38 pays.
En France, dans le cadre du contentieux climat avec la commune de Grande-Synthe (lire notre article), le Conseil d’Etat, le 19 novembre 2020, a sursis à statuer sur la demande « d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre sur le territoire national de manière à respecter a minima les engagements consentis (…). ». Le Conseil d’État a donc demandé au Gouvernement de justifier, dans un délai de trois mois (soit d’ici le 19 février 2021), que son refus de prendre des mesures supplémentaires plus strictes est bien compatible avec le respect de la trajectoire de réduction choisie pour atteindre les objectifs fixés.
Après deux ans de procédure, l’action judiciaire a d’abord été examinée par le tribunal administratif de Paris le 14 janvier 2021. C’est la première fois que la question de la responsabilité de l’Etat dans la lutte contre le changement climatique était posée au juge. La rapporteure publique a proposé au tribunal :
- de reconnaître la carence fautive de l’État pour ne pas avoir respecté sa trajectoire de réduction des émissions de GES (fixée dans le cadre de la Stratégie Nationale Bas-Carbone – le premier budget carbone (2015-2018 – lire notre article) n’avait pas été respecté et les nouveaux budgets carbone de la SNBC-2 (lire notre article) décalent l’effort de réduction après le budget carbone de la période en cours (2019-2023)) ;
- de demander la réparation du préjudice moral de trois des associations requérantes à hauteur de 1 euro symbolique ;
- de reconnaître l’existence d’un préjudice écologique: même si son application au contexte des émissions de GES est complexe, elle considère qu’il n’y a pas d’impossibilité de réparer le préjudice écologique en nature, ce qui écarte une réparation par une indemnité financière ;
- de surseoir à statuer sur la demande visant à enjoindre l’État de prendre des mesures supplémentaires pour atteindre ses objectifs de réduction de GES, dans l’attente de la nouvelle décision du Conseil d’Etat, dans l’affaire Grande-Synthe (lire notre article), concernant la justification, par l’Etat, que les mesures actuelles sont bien compatibles avec la trajectoire de réduction fixée ;
Le 3 février 2021, le tribunal administratif de Paris a rendu son jugement final et n’a que partiellement repris les demandes des requérants. Il a bien condamné l’Etat à réparer le préjudice moral des associations à hauteur d’un euro symbolique, « compte tenu des carences fautives de l’État à mettre en œuvre des politiques publiques lui permettant d’atteindre les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre qu’il s’est fixés »
Il a rejeté la demande de réparation du préjudice écologique mais il reconnait ce préjudice (« le préjudice écologique invoqué par les associations requérantes doit être regardé comme établi »), notion déjà établie en droit (voir encadré ci-dessous). Il juge que cette réparation peut être sollicitée devant les juridictions administratives, notamment par des associations de protection de l’environnement.
Néanmoins, pour le juge, le préjudice écologique n’est qu’en partie due à la carence de l’Etat. Ainsi, il considère que « la carence de l’Etat n’a pas contribué directement à l’aggravation du préjudice écologique » pour ce qui est des objectifs d’efficacité énergétique, d’énergies renouvelables, pour l’objectif de +1,5°C, de l’évaluation et du suivi et des mesures d’adaptation. La carence porte sur le non-respect du premier budget carbone de la SNBC-1.
La notion de préjudice écologique
Avant d’être reconnu dans la loi, la notion de préjudice écologique a été consacré par le juge judiciaire dans l’affaire du naufrage de l’Erika (arrêt du 25 septembre 2012 de la Cour de cassation n°10-82.938). La notion de préjudice écologique est définie, depuis l’entrée en vigueur de la loi dite « biodiversité » (loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 « pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages »), dans le code civil : « Est réparable, dans les conditions prévues au présent titre, le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ». (art. 1247). Il peut s’agir d’une « atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes » ou d’une atteinte « aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ». D’après l’article 1248 du Code civil, l’action en réparation est ouverte à l’Etat, les collectivités territoriales, des associations, etc.
Enfin, comme le concluait la rapporteure publique, il a sursis à statuer pour enjoindre l’Etat de prendre de nouvelles mesures, en ordonnant un supplément d’instruction de deux mois (soit jusque début avril 2021). Il s’agit des mesures « qui doivent être ordonnées à l’État » pour réparer le préjudice constaté ou prévenir, pour l’avenir, son aggravation », c’est-à-dire permettant bien, in fine, la réparation du préjudice écologique passé et futur.
Concrètement, le juge pourra par exemple ordonner à l’Etat de prendre de nouveaux actes réglementaires (arrêtés, décrets…), ou par exemple de revoir la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC – lire notre article) pour qu’une version révisée inclue le rattrapage du dépassement du premier budget carbone et donc accentue la pente de réduction des émissions prévue.
A ce stade, il ne s’agit donc pas d’un jugement définitif. Le second jugement, attendu après deux mois (début avril 2021), et surtout la prochaine décision du Conseil d’Etat dans le cadre de l’affaire dite Grande-Synthe, seront alors des moments marquants pour les questions des contentieux climat en France.
En savoir plus
Accéder au jugement sur le site l’Affaire du Siècle
Communiqué du Tribunal administratif de Paris
Le résumé du jugement sur le site d’Arnaud Gossement, avocat spécialisé et ses questions-réponses détaillées sur les implications en termes de droit.
Le site des requérants : l’Affaire du Siècle