Quels efforts implique l’objectif de neutralité de l’aviation sur la demande ?
L’aviation suscite une forte attention dans le cadre de la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre (GES) : pour un passager, un vol aller-retour de long courrier entraîne à lui seul une émission de plus de 2 t CO2e, (incluant le forçage radiatif des traînées de condensation, cf. Lee et al. 2021) bien supérieure à l’empreinte carbone moyenne à viser par habitant pour être compatible avec l’Accord de Paris (entre 1,6 et 2,8 t CO2e/hab/an, cf. SNBC-2 p.53) ; et les émissions de ce secteur sont en hausse (hormis les effets temporaires de la crise du Covid-19) : en France, les émissions de GES de l’aérien domestique ont augmenté de 20% entre 1990 et 2019, et celles de l’aérien international (hors total) de 116% sur cette même période (source : Citepa, rapport Secten éd. 2022). Par ailleurs, l’aviation internationale reste comptabilisée en dehors du périmètre des inventaires nationaux, via l’OACI, dont les actions dans le domaine du climat sont très lentes et limitées (voir encadré en fin d’article). Différents objectifs ont néanmoins été mis en place pour ce secteur (voir encadré ci-dessous), dans une optique de « neutralité carbone » ou d’avions « zéro émissions ».
Néanmoins, la complexité de l’impact climat de l’aviation du fait de la nécessité d’aller au-delà des effets directs (émissions de CO2, SOX, carbone suie de la combustion de carburant) pour prendre en compte les effets sur le forçage radiatif qu’induit la formation des traînées de condensation, des cirrus et les effets atmosphériques liées aux NOx. Une nouvelle étude, publiée le 25 juillet 2022 dans la revue Nature Climate Change, intitulée « Definitions and implications of climate-neutral aviation », a ainsi examiné ce que signifierait un objectif de neutralité climatique pour l’aviation, en prenant en compte l’ensemble de ces effets
La définition d’objectifs de neutralité pour l’aviation
- Suite à la crise sanitaire du Covid-19 et à son impact économique sur le secteur aérien, le Gouvernement a présenté le 9 juin 2020 son plan de soutien à la filière aéronautique française. Le troisième volet d’intervention de cet axe ciblant la nouvelle génération d’avions porte sur l’intensification du soutien aux efforts de R&D avec pour objectif de faire de la France l’un des pays les plus avancés dans les technologies de l’avion « vert » (faiblement émetteur), en préparant la prochaine rupture technologique, en continuant à travailler sur la réduction de la consommation en carburant, l’électrification des appareils et la transition vers des carburants neutres en carbone comme l’hydrogène.
- Le 16 novembre 2020, plus de 20 associations représentant le secteur aérien européen ont annoncé un engagement communde travailler en partenariat avec les décideurs politiques pour atteindre zéro émission nette en 2050. A travers un rapport (Aviation Round Table Report), les représentants du secteur visent à retrouver une croissance post-crise du Covid-19, qui a très fortement impacté l’aviation, qui soit durable et compatible avec les attentes des citoyens. Ils appellent notamment à un cadre législatif européen pour promouvoir les carburants durables pour l’aviation; accélérer les investissements pour l’innovation (électrification, hydrogène) ; la continuation du cadre du SEQE et du système de compensation des émissions de CO2 de l’aviation, dit CORSIA, mis en place par l’OACI (Organisation de l’aviation civile internationale). Voir communiqué et rapport
- Le 11 février 2021, cinq fédérations professionnelles du secteur de l’aviation européenne ont conjointement publié une vision commune à long terme pour le secteur et une feuille de route fixant des mesures concrètes pour atteindre l’objectif de zéro émission nette de CO2à l’horizon 2050. Baptisée « Destination 2050 : une route vers une aviation européenne à zéro émission nette», cette initiative collective du secteur vise à identifier les mesures communes que peuvent mettre en œuvre le secteur et les Gouvernements nationaux des Vingt-sept pour parvenir à une décarbonation des activités de l’aviation européenne en 2050. Lire notre brève
- Le 4 octobre 2021, la 77eAssemblée générale annuelle de l’Association du transport aérien international (IATA), qui s’est tenue à Boston du 3 au 5 octobre 2021, a adopté une résolution fixant un objectif de neutralité carbone (zéro émission nette) à l’industrie mondiale du transport aérien d’ici 2050, de manière à s’aligner sur l’objectif de l’Accord de Paris. Lire notre brève
- Le 28 octobre 2021 a été annoncée la création de l’Aviation Climate Taskforce(ACT), coalition à but non lucratif rassemblant plusieurs compagnies aériennes. Son but est de soutenir les avancées technologiques (à court terme : carburants durables pour l’aviation ou SAF – sustainable aviation fuels ; hydrogène – et à moyen terme : carburants de synthèse, capture directe du carbone) pour permettre la décarbonation du secteur de l’aviation. Lire notre brève
- Lors du Sommet de l’Aviation, qui s’est tenu à Toulouse du 3 au 4 février 2022 les Ministres des Transports des 27 États membres de l’Union européenne, le Commissaire européenne aux transports, le Président du Conseil de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), les directeurs généraux européens de l’aviation civile ainsi que les représentants de l’industrie aéronautique et les représentants d’autres pays (Etats-Unis, Japon, Canada…) ont échangé sur les leviers de décarbonation du secteur. Ils ont adopté la Déclaration de Toulouse (simple engagement non contraignant) pour une neutralité carbone du transport aérien d’ici 2050. Lire notre brève
- Le 19 juillet 2022, le Royaume-Uni a annoncé sa nouvelle stratégie « Jet Zero » pour atteindre la neutralité dans le secteur de l’aviation d’ici 2050, via le déploiement rapide de technologies bas-carbone.
En 2019, lors de sa 40e session, l’Assemblée de l’OACI avait demandé au Conseil de l’AOCI (Resolution A40-18, paragraph 9) d’explorer la faisabilité de la mise en place d’un objectif ambitieux à long-terme (long-term global aspirational goal -LTAG) pour l’aviation en matière d’impact environnemental, en conduisant des études détaillées. Un groupe de travail dédié a ainsi été mis en place en mars 2020 pour travailler sur l’élaboration d’un rapport.
En 2022, les résultats de cette étude de faisabilité (voir version française) ont été présentés à l’occasion d’une réunion rassemblant les Ministres des Etats membres de l’OACI du 19-22 juillet 2022, à Montréal. Le rapport a élaboré trois scénarios sectoriels intégrés faisant variant les hypothèses sur la technologie, les carburants et l’exploitation. Il conclut notamment que :
- si les scénarios intégrés montrent la possibilité d’une réduction importante des émissions de CO2, aucun d’entre eux ne prévoit des émissions de CO2 nulles au moyen de mesures uniquement propres au secteur (c’est-à-dire des mesures liées à la technologie des aéronefs, à l’exploitation et aux carburants). Cette situation s’explique par la prise en considération des émissions liées au cycle de vie des carburants, y compris les carburants d’aviation durables (SAF) produits à partir de biomasse, de déchets ou de CO2 atmosphérique ou l’hydrogène ;
- le taux de croissance global du trafic a un effet important sur les émissions résiduelles de CO2 d’ici à 2050 et au-delà ;
- les carburants interchangeables ont l’incidence la plus importante sur les émissions résiduelles de CO2 qui contribueront aux réductions globales d’ici à 2050 ;
- il existe des possibilités de réduire les émissions de CO2 des vols en améliorant les performances pendant toutes les phases de vol, y compris par des mesures non conventionnelles telles que les vols en formation ;
- les coûts et les investissements associés aux scénarios sont en grande partie déterminés par les carburants.
Les résultats du rapport et des discussions de cette réunion seront examinés par le Conseil de l’OACI en août 2022, puis par les 193 États contractants à la Convention de Chicago relative à l’aviation civile internationale lors de la 41e session de l’Assemblée de l’OACI qui se tiendra en septembre 2022.
Cette étude montre que se concentrer uniquement sur les émissions directes de CO2 liées à la combustion est insuffisant, car même avec des avions sans émissions directes de CO2 (ou avec compensation intégrale de ces émissions), les effets climat hors CO2 entraîneraient à eux seuls entre +0,1 et +0,4°C de réchauffement supplémentaire. Les modélisations de l’étude indiquent que seuls les objectifs de neutralité climatique, intégrant ces effets hors CO2, et entraînant une réduction de ces effets hors CO2 sont compatibles avec les objectifs de l’Accord de Paris de limiter le réchauffement à +2°C et si possible à +1,5°C.
Or, l’étude souligne que les efforts nécessaires pour réduire ces impacts sont de très grande ampleur : le passage à des carburants alternatifs et/ou des moteurs électriques est insuffisante sans mesures pour réduire la demande. Les auteurs concluent que l’atteinte de la neutralité climatique de l’aviation requiert des changements technologiques, une réduction de la demande et une compensation carbone, et devient infaisable si les carburants classiques continuent d’être utilisés tout en maintenant la hausse de la demande.
En savoir plus
Brazzola, N., Patt, A., & Wohland, J. (2022). Definitions and implications of climate-neutral aviation. Nature Climate Change, 1-7. Consulter.
Lire les articles associés sur Earth Environment Community Nature et sur NewsScientist (en anglais)
La lente adoption d’objectifs par l’OACI
La contribution de l’aviation internationale aux efforts d’atténuation est gérée en dehors de la CCNUCC, et de l’Accord de Paris : elle est confiée à l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI). Celle-ci s’est fixé différents grands objectifs, parmi lesquels réduire ou compenser les émissions du secteur pour que celles-ci restent stables dès 2020, réduire la consommation de carburant et développer les carburants alternatifs…et surtout l’objectif de mise en place d’un mécanisme mondial de compensation des émissions, CORSIA, avec une phase pilote (2021-2023), puis volontaire (2024-2026) puis contraignante (2027-2035). Ces objectifs avaient fait l’objet de négociations pendant plus de 10 ans pour être adoptés.
En 2008, le Groupe d’action Transport Aérien (Air Transport Action Group [ATAG], organisation professionnelle représentant les filières de ce secteur) avait défini trois objectifs pour ce secteur : réduction de la consommation de carburant de 1,5% par an entre 2009 et 2020 ; stabilisation des émissions post-2020 au niveau de 2020 (croissance neutre en carbone) ; réduction de 50% des émissions de CO2 d’ici 2050 par rapport au niveau de 2005 (objectif indicatif ou aspirational goal).
En 2010, seuls les deux premiers objectifs (et non le troisième, le plus ambitieux) ont été repris par l’OACI. En effet, lors de sa 37e Assemblée triennale en 2010, l’OACI a adopté, au terme de négociations difficiles, la résolution A37-19 visant à réduire les émissions de CO2 de ce secteur à compter de 2020. Celle-ci constituait le premier accord sectoriel de réduction des émissions de CO2 de l’aviation civile conclu à l’échelle mondiale, après une décennie de blocage dans les négociations au sein de l’OACI sur ce sujet. Les éléments clés de l’accord de 2010, en bref, étaient :
- objectif indicatif de stabilisation mondiale des émissions nettes du secteur post-2020 au niveau de 2020 (c’est-à-dire une « croissance neutre en carbone » du secteur à l’horizon 2020). Depuis, cet objectif indicatif a simplement été réaffirmé en 2013, 2016 et 2019.
- objectif indicatif de réduction moyenne annuelle mondiale de la consommation de carburant de 2% entre 2021 et 2050
- reconnaissance du système d’échange de quotas d’émission (SEQE) de gaz à effet de serre de l’UE et de la possibilité d’y inclure l’aviation. Cela a permis à l’UE d’intégrer l’aviation internationale dans son SEQE en 2012.
- invitation aux Etats de soumettre des plans d’actions. En 2020, 119 États avaient soumis un plan d’actions à l’OACI. La France a soumis son plan d’actions en août 2019.
- mise en place d’une norme mondiale sur les émissions de CO2 des moteurs d’avion. Le 6 mars 2017, le Conseil de l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI) a formellement adopté la première norme mondiale d’émissions de CO2 des avions. La nouvelle norme s’applique à partir de 2020 aux conceptions de nouveaux types d’avions, et à partir de 2023 aux nouvelles livraisons de types d’avions déjà en production.
- développement des carburants de substitution durables. En 2019, dans sa résolution A40-18, la 40e Assemblée de l’OACI a demandé aux États de reconnaître les approches existantes pour évaluer la durabilité de tous les carburants de substitution. L’Assemblée de l’OACI a également demandé aux États d’adopter des mesures pour assurer la durabilité des carburants de substitution pour l’aviation, et de surveiller, au niveau national, la durabilité de la production de carburants de substitution pour l’aviation. Ces demandes de l’Assemblée de l’OACI sont mises en œuvre par l’OACI sur différents fronts : via une base de données et de ressources en ligne, dite « GFAAF », sur l’aviation et les carburants de substitution ; via des conférences dédiées (dites « CAAF »), ayant donné lieu à un processus examinant périodiquement les progrès réalisés pour déployer les carburants de substitution ; via des travaux au sein du Comité de la protection de l’environnement en aviation (CAEP), organe technique de l’OACI, notamment via son groupe de travail sur les carburants ; etc.
- élaboration d’un cadre mondial pour les mesures fondées sur le marché. En 2016, lors de sa 39e Assemblée triennale, les pays membres de l’OACI sont parvenus à un accord sur un mécanisme pour une mesure mondiale fondée sur le marché avec la mise en place d’un système mondial de compensation et de réduction des émissions de CO2 pour l’aviation internationale (Carbon offsetting and reduction scheme for international aviation ou CORSIA). La mise en oeuvre du dispositif CORSIA sera progressive : 2021-2023 : phase pilote – participation volontaire ; 2024-2026 : 1ère phase – participation volontaire par les Etats ayant participé à la phase pilote et par tout autre Etat qui se porte volontaire ; 2027-2035 : 2e phase – contraignante. L’accord conclu à la 39e Assemblée (2016) définit les modalités de calcul des quantités d’émissions de CO2 qu’un exploitant d’avions doit compenser pour une année donnée à partir de 2021. Suite à la pandémie du Covid-19, le Conseil de l’OACI a décidé, lors de sa 220e session (du 8 au 26 juin 2020), de modifier une des règles de base du système CORSIA, en revenant sur le niveau de référence qui, aux termes de la résolution A39-3 (cf. paragraphe 11), est défini comme étant la moyenne des émissions du secteur en 2019 et 2020. Se basant sur une mesure de sauvegarde prévue au paragraphe 16 de la résolution A40-19, le Conseil de l’OACI a ainsi pris la décision que le volume des seules émissions de 2019 servira à établir le niveau de référence pendant la phase pilote (2021-2023) et non la moyenne des deux années 2019 et 2020, 2020 étant exceptionnellement bas en raison du Covid-19. La 41e Assemblée de l’OACI devrait décider en 2022 de la poursuite ou non de la mesure de sauvegarde au-delà de 2023, ou de rétablir la moyenne 2019-2020 initialement convenue en 2016. Cette décision s’inscrira dans le cadre du premier examen triennal du système CORSIA (prévu par l’accord de 2016).