Emissions de GES et consommation : résultats d’une nouvelle étude européenne
Les résultats d’une étude menée sous la direction du Centre de recherche international sur le climat et l’environnement ( CICERO ) concernant les émissions de CO2 liées à la consommation de produits et de services ont été publiés le 26 avril 2011 dans la revue scientifique américaine Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS). Ces travaux font suite à d’autres études récentes sur ce sujet réalisées par le Service de l’Observation et des Statistiques (SOeS) du MEDDTL en France (août 2010 ), la Carnegie Institution of Washington (mars 2010 ), l’Agence suédoise pour la protection de l’environnement (2008) et le Ministère britannique de l’Environnement (2008).
Objet de l’etude
L’objet de cette étude était de quantifier le rôle des échanges internationaux (importations et exportations) dans la crois-sance des émissions mondiales, régionales (au sens UE, Amérique du Nord, etc.) et nationales de CO2 dans le temps, et de déterminer si l’évolution de ces échanges aurait favorisé les réductions d’émissions dans les pays développés (définis dans le cadre de l’étude comme étant les 38 pays de l’annexe B du Protocole de Kyoto auxquels ont été assignés des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, GES).
Sous la direction de Glen P. Peters du CICERO, l’équipe inter-nationale des chercheurs a élaboré une série chronologique de 1990 à 2008 des émissions de CO2 liées à la consommation des produits et services en complétant les inventaires nationaux avec des estimations des transferts nets d’émissions de CO2 via les échanges internationaux.
Ces transferts représentent les émissions de CO2 dans chaque pays induites par la fabrication des produits et services importés moins les émissions de CO2 induites par la fabrication de produits et services exportés .
Ces transferts constituent donc le bilan des émissions de CO2 liées aux échanges commerciaux.
Les inventaires nationaux d’émissions de GES
Les Parties (Gouvernements nationaux) à la CCNUCC et au Protocole de Kyoto (PK) ont convenu, au titre des dispositions de ces deux textes multilatéraux, de notifier leurs émissions des six GES visés (CO2 , CH 4 , N 2 O, HFC, PFC, SF 6 ), en s’appuyant sur les recomman-dations ( guidelines ) relatives aux inventaires nationaux d’émissions de GES, élaborées par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Ces inventaires sont établis sur la base du périmètre du territoire national et comprennent toutes les émissions dites directes de GES provenant de la production de biens et de la fourniture de services au sein d’un pays, quel que soit le lieu où ils sont consommés (dans ce même pays ou à l’étranger). Par consé-quent, ils ne prennent pas en compte les importations ou exportations d’émissions de GES. En France, les émissions directes de GES et des autres polluants sont éstimées chaque année par le CITEPA dans le cadre du Système national d’inventaires des émissions de polluants atmosphériques (SNIEPA) pour le compte du MEDDTL au titre des engagements internationaux et communautaires de la France.
Resultats
Les émissions mondiales de CO2 liées à la fabrication de produits exportés sont passées de 4,3 Gt CO2 en 1990 (20% des émissions mondiales totales de CO2 ) à 7,8 Gt CO2 en 2008 (26% des émissions mondiales totales de CO2 ). Sur la période 1990-2008, les émissions liées à la fabrication des produits exportés ont progressé de 4,3% par an , soit à un rythme plus rapide que la croissance de la population mondiale (1,4%/an), des émissions mondiales de CO2 (2%/an) et du PIB mondial (3,6%/an).
Evolution de divers indicateurs (macrovariables) mondiaux 1990-2008 (Index base 100)
Source : Peters et al (2011) in PNAS
Ajoutée aux différentes intensités d’émission selon les régions, l’évolution de la structure et du volume des échanges commerciaux internationaux font ressortir d’ importants transferts régionaux dans la localisation des émissions liées à la fabrication de produits et services et le lieu de consommation de ces produits et services. Les auteurs de l’étude ont analysé, d’une part, les transferts nets d’émissions entre les pays de l’annexe B et les pays en dévelop-pement (PED) et, d’autre part, aux niveaux régional et national.
Les transferts nets d’émissions de CO2 des PED aux pays de l’annexe B sont passés de 0,4 Gt CO2 en 1990 à 1,6 Gt CO2 en 2008 (soit un taux de croissance annuel moyen de 17% ). Les transferts nets d’émissions des PED à d’autres PED ont crû plus rapidement. A titre de comparaison, si l’objectif de réduction moyen des émissions de GES fixé pour les pays de l’annexe B par le Protocole de Kyoto (-5,2%, base 1990) était appliqué aux seules émissions de CO2 (ce qui représente un niveau de ~0,7 Gt CO2 par an), les transferts nets d’émissions des PED aux pays de l’annexe B seraient en moyenne de 18% supérieurs à ce niveau sur la période 1990-2008 et de 130% supérieurs en 2008 .
Puisque les réductions d’émissions estimées des pays de l’annexe B sur 1990-2008 ne sont que de ~2% (soit 0,3 Gt CO2 ), les transferts nets d’émissions des PED aux pays de l’annexe B sont supérieurs de 520% à ces réductions en 2008 . Sur la période 1990-2008, en cumulé, les échanges internationaux ont conduit à la « délocalisation » de 16 Gt d’émissions de CO2 des pays de l’annexe B aux PED . Si les tendances historiques se poursuivent de façon linéaire, les transferts nets d’émissions des PED aux pays de l’annexe B se situeront à environ 2,3 Gt CO2 à l’horizon 2020 , soit 16% des émissions de CO2 des pays de l’annexe B en 1990.
Un inventaire des émissions de CO2 liées à la consommation (analogue au calcul de l’empreinte carbone pour le CO2 ) peut être obtenu en complétant les inventaires nationaux d’émissions de CO2 ( voir encadré p.1 ) pour prendre en compte les transferts nets d’émis-sions. Dans de nombreux cas, la comptabilisation des émissions de CO2 liées à la consommation modifie l’ordre de classement des pays en termes de quantités de CO2 émises . Par exemple, sur la base d’un inventaire national d’émissions, la Chine est le premier pays émetteur de CO2 , suivie des Etats-Unis. En revanche, sur la base d’un inventaire d’émissions liées à la consommation, c’est l’inverse. Toujours sur cette même base, la plupart des pays de l’annexe B se trouvent dans une position plus élevée dans le classement (c’est-à-dire qu’ils s’avèrent plus émetteurs de CO2 ).
Méthodologie
L’analyse a été réalisée à l’échelle mondiale mais les données ont été désagrégées selon 113 régions (y compris 95 pays individuels ) pour 57 secteurs industriels . Les chercheurs se sont appuyés sur deux méthodes détaillées d’attribution des émissions de CO2 pour les années 1997, 2001 et 2004 et ont défini une méthode complémentaire pour élaborer des estimations annuelles de 1990 à 2008. Les trois méthodes englobent les émissions générées dans la chaîne d’approvisionnement pour produire les biens et services consom-més (par exemple, les produits fabriqués en Chine mais consommés en Europe). Les deux modèles détaillés, plus précis, couvrent les chaînes d’approvisionnement domestiques (émissions liées aux échanges bilatéraux, EEBT) ou les chaînes d’approvisionnement mondiales (modèle d’intégration des données d’entrée et de sortie multirégionales, MRIO). La série chronologique intégrale 1990-2008 est basée sur le PIB, les échanges bilatéraux et les données d’émission issues des bases de données globales établies. Elle est calibrée selon la méthode EEBT sur la base des années 1997, 2001 et 2004. Les auteurs se sont focalisés sur les émissions de CO2 provenant de la combustion des combustibles fossiles.
Sur la base d’une comptabilisation nationale des émissions, la totalité de la croissance des émissions a globalement eu lieu dans les PED, malgré des variations dans certains pays de l’annexe B et des PED. Cependant, pour les pays de l’annexe B, l’écart entre les émissions de CO2 liées à la consommation et les émissions nationales de CO2 ne cesse de croître . Sur la base d’un inventaire des émissions liées à la consommation, 11% de la croissance des émissions mondiales de CO2 sur la période 1990-2008 peuvent être attribués à la consommation des produits et biens par les pays de l’annexe B alors que partant d’un inventaire national d’émissions, ces mêmes pays ont connu une réduction de 3% de leurs émissions de CO2 sur la même période. Une part considérable de la croissance de la consommation des pays de l’annexe B est donc notifiée au Secrétariat de la Convention Climat dans le cadre des données d’émissions des PED .
Au sein du groupe des pays de l’annexe B, l’évolution des réductions d’émissions nationales et des transferts nets d’émissions est contrastée selon le pays. Dans tous les cas, les transferts nets d’émissions ont crû sur la période 1990-2008 . Par exemple, avec une réduction de 6% de ses émissions nationales de GES, l’UE est en bonne voie pour atteindre son objectif de réduction de 8% de ses émissions sur la période 2008-2012 (au titre du PK). Or, les transferts nets d’émissions supplémentaires en provenance des PED sont plus importants que ces réductions . Les auteurs soulignent que la réduction nette des émissions de CO2 de ~2% pour l’ensemble des pays de l’annexe B sur 1990-2008, constatée selon une comptabilisation nationale, est nettement inférieure au transfert net d’émissions de 1,2 Gt CO2 des PED aux pays de l’annexe B .
Evolution des émissions directes et indirectes
par grande région (1990-2008) (en MtCO 2 )
Source : Peters et al (2011) in PNAS.
Comme les études précédentes l’ont montré, les auteurs de l’analyse du CICERO font ressortir une croissance rapide des émissions exportées de la Chine : sur la période 1990-2008, les émissions de ce pays représentent 55% de la croissance des émissions mondiales de CO2 et la fabrication des produits chinois exportés est responsable de 18% de la croissance des émissions mondiales de CO2 . Par ailleurs, sur cette même période, la fabrication des produits chinois exportés vers les pays de l’annexe B représentait 75% de la croissance des émissions de CO2 liées à la consommation des pays de l’annexe B . Quant aux Etats-Unis, ils ont connu une forte progression des émissions importées de CO2, surtout en provenance de la Chine et d’autres PED.
La contribution des secteurs
En termes de contribution des secteurs économiques, 40% des émissions de CO2 liées à la fabrication de produits qui font l’objet d’échanges commerciaux internationaux proviennent des industries grandes consommatrices d’énergie (ciment, sidérurgie, papier/pâte à papier, etc.). Cette tendance a été stable sur la période 1990-2008. La fabrication de produits par les industries faiblement consom-matrices d’énergie (textile, électronique, ameublement, automobiles, etc.) contribue à hauteur de 30% aux émissions mondiales exportées en 2008 . Cette part a crû de 24% entre 1990 et 2008.
Les auteurs constatent une forte croissance des exportations des produits énergivores et non-énergivores des PED vers les pays de l’annexe B . Cette tendance explique l’essentiel de l’évolution des transferts d’émissions sur 1990-2008. Les échanges internationaux des produits manufacturés non-énergivores représentent 41% de la croissance des transferts nets d’émissions au cours de cette période. Au début des années 1990, les pays de l’annexe B étaient des petits exportateurs nets d’émissions de CO2 liées à la fabrication des produits énergivores mais suite à la forte croissance des importations, ils sont désormais des importateurs nets d’émissions de CO2.
Empreinte carbone des Français : indicateur de la SNDD
En France, un des 15 indicateurs phares qui constituent le tableau de bord défini pour faciliter le suivi de la mise en œuvre de la 2e Stratégie nationale de développement durable (SNDD), adoptée le 27 juillet 2010 (2) , porte sur l’empreinte carbone d’un Français. Les travaux sur ces indicateurs sont réalisés par le Service de l’Observation et des Statistiques (SOeS) au sein du Commissariat général au développement durable du MEDDTL. L’indicateur phare Empreinte carbone d’un Français s’inscrit dans le cadre du défi clé n° 4 de la 2 e SNDD : changement climatique et énergies.
Le SOeS souligne que dans le contexte d’une économie mondialisée, il devient nécessaire de tenir compte des émissions liées à l’ensemble des biens et services consommés, y compris celles générées hors du territoire national, ainsi que des transferts d’activités vers d’autres pays (« fuites de CO2 « ). Le SOeS a effectué une première estimation concernant les émissions de CO2 liées aux importations de la France pour l’année 2005. Elle montre que celles-ci seraient responsables de l’émission de 230 Mt CO2 générées à l’étranger pour satisfaire la demande finale intérieure (hors importations ré-exportées), soit plus de 40% de l’empreinte carbone de la demande française.
( Source : MEDDTL/CGDD/SOeS )
Analyse, Conclusions et Recommandations
L’analyse du CICERO fait ressortir qu’une part importante et croissante des émissions mondiales est le fait de la production des biens et services qui font l’objet d’échanges commerciaux mondiaux. Même si ces résultats peuvent s’expliquer directement par une augmentation des volumes échangés, ils pourraient avoir des conséquences involontaires sur les politiques climat aux niveaux multilatéral, régional et/ou national puisqu’ils mettent en exergue la séparation spatiale entre le lieu de consommation et le lieu de production des émissions par la fabrication des produits.
Les auteurs de l’étude soulignent que, conformément aux règles de comptabilisation définies par la CCNUCC et le GIEC, seules les émis-sions nationales sont élaborées, surveillées et notifiées. Sur la base de ces règles, plusieurs pays de l’annexe B font état d’une stabilisation, voire d’une réduction de leurs émissions de GES. Aucune obligation n’est donc faite aux pays industrialisés de notifier les émissions de CO2 induites par leur consommation même si celle-ci contribue indirectement à la croissance des émissions mondiales de CO2 , dont une part importante provient des PED. Ceci peut être positif en termes de croissance économique de ces PED mais la hausse des émissions de CO2 peut renchérir les coûts de réduction dans les PED à l’avenir. Par conséquent, la consommation accrue dans les pays de l’annexe B a conduit à une hausse des émissions mondiales de CO2 contrairement à leurs données d’émissions nationales notifiées à la CCNUCC .
Les résultats obtenus par l’étude CICERO remettent en cause le caractère complet du dispositif de notification des émissions directes dans le contexte d’une architecture parcellaire de lutte contre le changement climatique (le Protocole de Kyoto ne fixe des objectifs de réduction que pour 38 pays). Ces résultats impliquent donc le besoin de mettre en place un système complémentaire de notification et de surveillance des transferts d’émissions liés aux échanges internationaux.
Par ailleurs, les chercheurs recommandent que les politiques en matière d’échanges internationaux ne soient plus séparées des politiques climat. Les résultats n’impliquent pas directement qu’un régime climat parcellaire ne soit pas efficace pour réaliser des réductions mondiales d’émissions de GES, mais ils laissent entendre qu’il faut faire preuve de vigilance en cas de croissance rapide des transferts d’émissions. Même si ces émissions n’ont pas été induites à la suite de la mise en œuvre des politiques climat, il faudrait effectuer une analyse approfondie afin de déterminer si l’évolution des échanges internationaux pourrait avoir un impact sur les coûts de réduction des émissions et sur les stratégies découlant d’un régime climat parcellaire.
Pour prendre en compte les transferts d’émissions via les échanges internationaux dans les politiques climat, les auteurs proposent dans un premier temps que les pays de l’annexe B et d’autres pays clés collectent et compilent régulièrement des données d’émissions de GES en vue d’élaborer des inventaires d’émissions liées aux échanges internationaux et à la consommation. Ces données devront faire l’objet d’une surveillance et d’une notification à l’instar du dispositif en place pour les émissions nationales de GES dans le cadre de la CCNUCC et du GIEC.
Au début, la notification des données sera sans doute limitée en termes spatiaux (couverture des pays) et temporels, mais au fur et à mesure que les données et méthodologies s’amélioreront, la notification se généralisera et s’effectuera plus régulièrement. La méthode utilisée par CICERO, qui permet une mise à jour régulière de la surveillance afin de suivre les tendances, peut être complétée par des études plus approfondies à mesure que de nouvelles données sont publiées.
Si selon certains experts, le calcul des émissions liées à la consommation est trop difficile et qu’il implique trop d’incertitudes au niveau national, les données et les méthodes, elles, existent déjà depuis plusieurs décennies. Les auteurs concluent que même si les incertitudes sont plus élevées pour les émissions liées à la consommation que pour les émissions nationales, les valeurs et les tendances absolues sont robustes. Les auteurs sont formels : bien que les données d’émissions nationales doivent demeurer un élément central des politiques climat, leurs résultats montrent la nécessité d’une surveillance, d’une vérification et d’une notification régulières des transferts d’émissions via les échanges interna-tionaux.
(1) Voir ED n°168 p.III.13. (2) Voir SD’Air n° 176 p.71.
- Peters G.P., Minx J.C., Weber C.L., & Edenhofer O., (2011) Growth in emission transfers via international trade from 1990 to 2008, PNAS (réf. 10.1073/PNAS.1006388108)
- pnas.org/content/early/2011/04/19/1006388108.full.pdf+html?sid=7205f10b-36cc-47f8-b5bc-d71eb2728b23 (article intégral)
-
www.pnas.org/content/suppl/2011/04/20/1006388108.DCSupplemental/sapp.pdf (informations complémentaires)